11 mars 2011, la terre tremble au Nord Est du Japon. La magnitude atteint le chiffre incroyable de 9.1 sur l’échelle de Richter suivi d’un tsunami dévastateur avec 23.000 de disparus. Mais la « catastrophe de Fukushima » balayera encore davantage sur son passage. Ce beau pays qui est à moitié le mien, j’y ai vécu et j’ai pu y retourner, dans cette région du Tohoku, d’où ma famille est originaire. Et ce triste anniversaire, 10 après, mérite un bilan de la situation actuelle pour les populations touchées.
Fukushima est aujourd’hui tristement célèbre et j’entends parfois cette expression qui semble être désormais rentrée dans le langage commun « C’est Fukushima ici » comme on dit «c’est Tchernobyl». Gros pincement au cœur de voir à nouveau associée à une catastrophe nucléaire une ville japonaise…après Hiroshima et Nagasaki. Quelle terrible ironie du sort… Ce pays symbole de la modernité, seul pays à avoir été ainsi dévasté à plusieurs reprises par des catastrophes nucléaires. Et le pire, c’est que celle de Fukushima aurait pu être évitée si nous avions écouté les anciens.
Sacrifiés au nom du maintien d’activités économiques, on nous laisse mourir
Il existe en effet au Japon, une tradition ancestrale liée aux tsunamis : les anciens avaient pour habitude de dresser une stèle afin de prévenir les futures générations de ne rien construire en-deçà de cette limite. Si l’eau est arrivée jusque-là un jour, il est en effet démontré qu’il y a de grands risques qu’elle passe au même endroit lors de futurs raz-de-marée. Et ce fut le cas pour la zone où a été construite la centrale de Fukushima. Mais l’être humain, dans son humilité, enhardi par sa maitrise naissante de la fission atomique, s’est senti invincible : s’infliger une telle épée de Damoclès sur une des terres les plus sismiques au monde relève d’un certain orgueil aveuglé par sa surpuissance technologique et de la nécessité de pourvoir en énergie un pays en pleine reconstruction au sortir de la guerre.
En 2015, je décidais de me rendre dans la région du Tohoku, durement touchée par le tsunami et les retombées radioactives afin de revoir ma famille, rencontrer les survivants et de faire des recherches pour un livre. Ces diverses rencontres m’ont permis de lever un pan sur les conséquences sociales, psychologiques, économiques et sanitaires mais j’en suis également repartie avec de nouveaux questionnements, devant la complexité d’une telle catastrophe.
Lors de cette visite émouvante dans la préfecture de Fukushima, une des conséquences sociales de la catastrophe résidait dans les incompréhensions nées d’une distribution injuste des indemnités. Comment comprendre en effet que le voisin d’en face reçoive une belle indemnisation de victime tandis qu’on ne reçoit rien, à dommages équivalents ?
Les autorités ont en effet tracé un cercle de 20km autour de la centrale nucléaire Dai-ichi et entrepris d’indemniser uniquement les résidents de la zone. Ceux résidant dans la zone qui se situe entre 20 et 30 km étaient juste incités à partir, sans aucune aide, suscitant leur incompréhension comme l’attestait alors ce jeune étudiant : « C’est bizarre que le gouvernement ne désigne pas la ville de Fukushima comme une zone d’évacuation, malgré le haut niveau de radioactivité. Ils ne nous permettent pas d’évacuer, car s’ils décident de désigner la ville de Fukushima comme zone d’évacuation, cela voudrait dire qu’il faudrait arrêter le Shinkansen (TGV japonais), l’autoroute – bref, l’économie ne fonctionnera plus. C’est-à-dire que nous sommes sacrifiés au nom du maintien d’activités économiques, on nous laisse mourir. » De plus, avec les conflits de voisinage, la cohabitation est difficile avec les « évacués » nouvellement installés, souvent discriminés pour leur indemnité et leur oisiveté.
Les J.O. pour masquer la réalité et redorer le blason?
Au Japon, la valeur travail est essentielle et ces « assistés » sont souvent mal considérés. Une fois sur place, on est malheureusement assez loin de cette image d’Epinal courageuse et vaillante que les autorités japonaises et les médias du monde entier ont relayé lors de la catastrophe, louant la discipline et la résilience des Japonais. Néanmoins, la catastrophe a réveillé aussi de nombreux projets solidaires lancés par des citoyens qui se battent pour la reconstruction ou pour disposer de données plus transparentes et menant globalement une réflexion sur le « vivre ensemble».
10 ans plus tard, la plupart de ces aides sont désormais coupées et le gouvernement encourage la population à revenir vivre dans les villages autour de la centrale. Le plus important est de rassurer et de favoriser la reprise économique de la région, de relayer une image publique positive du Japon et de sa force de résilience. Une énorme campagne de communication lancée en 2014 par le gouvernement vise à « éduquer » aux risques sanitaires pour mieux rassurer la population, par exemple via des publicités pour des produits frais récoltés dans la zone ou des ateliers scolaires. Une campagne qui n’est pas sans rappeler celle menée avec les Américains (Atoms for Peace) dans les années 50 afin d’implanter le nucléaire civil au Japon et de modifier le ressenti des Japonais à son égard.
En 2011, les normes de protection contre les radiations ont ainsi été relevées à 20 mSv/an (valeur limite d’exposition pour une population) dans la région la plus polluée (alors qu’elle est limitée à 1 mSv/an- norme internationale), et il est actuellement question de la relever à 100 mSv/an !
(NDLR: selon les instances de radio -protection et de sureté du nucléaire, au-delà de 10mSv, on préconise une mise à l’abri de la population. Et au-delà de 50mSv, l’évacuation est recommandée.)
Or, pour certains, cette posture rassurante n’est qu’une propagande symbolique derrière laquelle se cachent de vrais drames humains, souvent silencieux et une incitation à revenir vivre sur des terres encore contaminées. L’organisation des Jeux Olympiques en serait un bel exemple : d’un côté, on redore le blason du pays et cela permet de rassurer sur la sécurité des voyageurs, de l’autre, on lèse les victimes de la catastrophe en allouant les finances de l’Etat à la construction de ces infrastructures sportives, devenues prioritaires sur les victimes.
À l’aune de la situation sanitaire actuelle due au Covid19, les conséquences physiques chez les gens déplacés sont, dans une certaine mesure, similaires à celles que nous connaissons en confinement : arrêt de travail, diminution des activités physiques, sommeil détérioré mais aussi au niveau psychologique, stress ressenti, inquiétude pour le futur et pour certains, un désespoir qui mène au suicide. Le taux de suicide a fortement augmenté quelques années après la catastrophe, comme souvent, dans un premier temps, les survivants sont tenus par l’urgence de la situation mais l’espoir d’un futur meilleur s’efface une fois installés dans une nouvelle vie sans avenir avec une indemnisation qui ne suffit pas à payer les charges mensuelles.
Imaginez-vous agriculteur dans le réservoir à grain du Japon, j’ai nommé la région de Fukushima, connue pour pourvoir aliments frais et électricité, terre nourricière pour l’ogre qu’est Tokyo, et devoir abandonner séance tenante, maison, bétail et champs. Ces hommes âgés, agriculteurs ayant perdu leur fonction sociale et leurs sources de revenu, sont les plus touchés par le suicide, souvent plus isolés que les femmes qui se reposent davantage sur la force du collectif et de l’entraide et moins armés pour exprimer leur douleur et accepter de l’aide.
On devrait en tirer une belle leçon de cette triple catastrophe dans notre dépendance énergétique : 11 mars, un des plus grands séismes jamais enregistré (9.1) suivi d’un tsunami dévastateur et comme si cela ne suffisait pas, l’explosion de la centrale en cascade le 13 mars. Et pourtant, malgré les grandes promesses des autorités japonaises de sortie du nucléaire de 2011, de nombreuses centrales nucléaires ont été remises en activité et de nouvelles sont même en construction, un revirement des autorités qui a éveillé de nombreuses critiques de la population. Malgré les discours, les efforts pour avancer vers une politique d’énergie verte se font attendre et les tensions entre autorité et population risquent de perdurer. Et la nouvelle politique énergétique nipponne contredit ses belles promesses en se tournant désormais vers les centrales à charbon, nourrissant ainsi la colère de nombreux citoyens qui manifestent contre ces usines dont les émissions annuelles en CO2 équivaudraient à l’ensemble du parc automobile US, soit une catastrophe supplémentaire pour la qualité de l’air.
Le Japon est aujourd’hui le seul pays des G7 à continuer à construire de ces nouvelles centrales à charbon alors que les autres pays prennent la direction inverse. Dans ce chantier autour de la centrale de Fukushima-Daiichi, le plus grand de l’histoire du nucléaire avec 3.000 ouvriers – son propriétaire Tepco a d’ores et déjà annoncé que 2 000 d’entre eux risquaient un cancer de la thyroïde- les problèmes s’enchainent et le gouvernement a admis que 300 tonnes d’eau contaminée se déversent chaque jour dans le Pacifique, une catastrophe pour le monde marin et ses ressources. Plus de 40 ans seront nécessaires à son démantèlement.
En dehors de la centrale, le travail de décontamination de la région est lui aussi pharaonique, voire de l’ordre du mythe. Car où stocker ces millions de sacs de terre contaminée retirée sur 5cm de sa surface ?
En attendant, les autorités les ont déposées ça et là, au bord des routes, dans des champs, en pleine nature et ce stockage provisoire peut faire craindre à la population qu’il ne devienne définitif. Et les lavages au karsher des maisons, des écoles, jardins publics et des caniveaux (devenus hot spot : lieu où s’accumule la radioactivité) s’ils enlèvent une partie importante de radioactivité, ne mettent pas à l’abri la population de l’eau contaminée descendant des montagnes.
C’est surtout son image que le gouvernement nippon a tenté de nettoyer car les zones soi-disant décontaminées ne le seront jamais réellement.
Si Fukushima a changé quelque chose, c’est dans l’esprit de certains citoyens qui ont bien été obligés d’ouvrir les yeux sur les mensonges dont les autorités les ont bercés et de réaliser que les intérêts économiques prévalaient sur leur bien-être, leur santé et l’absence d’une communication transparente. Mais c’est un discours rassurant de gestion de crise auquel nous sommes malheureusement habitués, sur un continent où un nuage radioactif se serait arrêté miraculeusement aux frontières françaises en 1986.
Sara YANS
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