LITTERATURE

“La quarantaine” de Le Clézio, un autre classique en ces temps troublés


Ce livre déjà ancien, publié en folio, nous avons décidé de le signaler à l’attention de nos lecteurs dans la mesure où, au même titre que La peste (Camus), le Journal de l’année de la peste (Daniel Defoe), Le Hussard sur le toit (Giono)…, il constitue (ou devrait constituer) un classique en temps de pandémie.

En 1889, approchant de l’île Maurice, point de départ de l’histoire familiale, Jacques, sa femme Suzanne (grand-mère du narrateur) et son jeune frère Léon vont être débarqués, comme les autres passagers, sur une île proche de Maurice, l’île Plate (Flat Island), où, pendant plus de cinq semaines, ils vont rester en quarantaine, certaines personnes présentant les symptômes de la variole confluente. On sait par d’autres ouvrages que la famille de Le Clézio est originaire de l’île Maurice et on devine que ce roman contient des parties autobiographiques. On évoquera simplement Alma, livre publié en 2017, dans lequel il revient sur la saga mauricienne. Alors qu’ils pensent être en quarantaine quelques jours, ils vont finalement demeurer sur l’île Plate plus d’un mois ; un passager européen mourra et sa femme deviendra folle. Le décompte des « immigrants » indiens morts de l’épidémie n’est pas fait mais on estime le nombre de décès survenus parmi eux à à peu près deux tiers du groupe.

Léon découvre l’amour auprès d’une jeune autochtone anglo-indienne, Suryavati, et quitte son frère et sa belle-sœur à l’issue de la quarantaine pour vivre avec elle. Nous n’en savons pas plus sur leur destin, du moins dans ce livre. A côté de belles descriptions de l’histoire d’amour entre Léon et Surya, Le Clézio nous dépeint les réactions humaines dans une situation morbide : « en venant ici nous avons perdu tout le superflu qui nous appareillait » (p. 209) (ne reste donc plus que « l’essentiel », selon le mot de nos gouvernants) ; « c’est notre propre peur qui nous retient sur ce rocher, qui nous isole » (p. 253).

Nous n’avons pas lu toute l’œuvre de Le Clézio mais, dans ce que nous avons lu, jamais son style ne nous a paru si bien maîtrisé : « Sur Plate, je ne le savais pas, nous avons vécu dans la compagnie des morts. Dans notre bouche, la cendre des bûchers, saupoudrant nos habits, nos cheveux. Et puis ce regard inconnu, ce regard sans paupières qui ne cesse de nous traverser, mêlé à la lumière, ce regard des oiseaux qui balaie l’horizon, l’œil du vent sur les rochers, la parole du vent et de la mer, le long frisson de la vague née à l’autre bout de l’Océan, cette vibration incessante » (p.471). Le narrateur (Le Clézio ?) reprend la parole à la fin du livre et annonce la suite de l’histoire (Alma ?) : « Un jour je reviendrai, et tout sera un à nouveau, comme si le temps n’était pas passé. Je reviendrai, et ce ne sera pas pour posséder la fortune des sucriers, ni la terre. Ce sera pour réunir ce qui a été séparé, les deux frères, Jacques et Léon, et à nouveau en moi, les deux
ancêtres indissociables, l’Indien et le Breton, le terrien et le nomade, mes alliés vivant dans mon sang, toute la force et tout l’amour dont ils étaient capables » (p. 532).

A lire et pas seulement pour le récit d’une quarantaine : c’est de la grande littérature.

 

Jacques MELON