LITTERATURE

Chronique : “Le dernier bain de Gustave Flaubert” de Régis Jauffret

AFP

Le prix Goncourt de la nouvelle 2018, Régis Jauffret est l’auteur (notamment) d’Univers, univers (Prix Décembre 2003), d’Asiles de fous (Prix Femina 2005), Papa et (surtout) des Microfictions (2007 et 2018). Son dernier opus est un roman divisé en trois parties : tout d’abord des mémoires  apocryphes et atemporelles de Flaubert , ensuite, à la troisième personne, le récit de ce qu’il a ressenti, « rêvé », le jour de sa mort, enfin, en caractères minuscules, un « Chutier », écrit tantôt à la troisième personne, tantôt à la première, où le «je »  est parfois Flaubert, parfois l’auteur lui-même. Dévorez Le dernier bain de Gustave Flaubert, paru aux Editions du Seuil.

 « Est-ce le récit minutieux de ses journées (…). Flaubert est-il le récit de sa vie. Ses romans, ses lettres, son journal sont-ils lui (…). Raconter l’histoire de quelqu’un ne peut être qu’inventer sa vie. Privilégier un aspect » (p.314). D’ailleurs, « l’imagination est un outil pour en savoir davantage que le réel ne sait » (p.298).

Régis Jauffret va ainsi décrire les relations homosexuelles qu’aurait entretenues Flaubert et ses amis Alfred Le Poittevin et Maxime Du Camp, relations controuvées d’après ce que nous savons, ce que reconnaît implicitement l’auteur en écrivant que « notre amour (C’est Flaubert qui parle) était une amitié qui était la quintessence de l’amour » (p.305) et en concédant que les lettres qui auraient porté témoignage de ces rapports ont été brûlées par leurs destinataires (p. 64, 86, 309…). Pourquoi dès lors ces imaginations ? Hommage à un politiquement correct reconstitué (inventé ?) ? Ou plutôt illustration d’une thèse du livre, la relativité des valeurs ?

« Vous croyez vos valeurs à l’acmé, cependant d’ici trente ans, vingt ans, demain peut-être,  serez-vous cloués au pilori pour des déclarations, des agissements qui vous semblent convenables aujourd’hui et qui entre-temps seront devenus scélérats. Toute morale varie, bien fol est qui s’y fie » (p.112 et 113). Dans le domaine du langage, « les mots traversent les époques en se modifiant imperceptiblement à chaque instant (…). La carrosserie des femmes, celle des hommes se ressemblent de siècle en siècle, leur pensée circule aisément d’une époque à l’autre depuis l’invention de l’écriture mais le goût des mots qu’ils emploient change avec les années » (p.318). Nous laisserons le lecteur trouver lui-même des  exemples à ces apophtegmes.

Autre thème : « l’art est la seule chance pour le monde d’exister » (p.224). « Les pouvoirs qui se disputent les âmes entendent garder pour leur seul usage l’arsenal du langage. Plus une tête en est dépourvue mieux l’individu qu’elle surmonte s’exprimera par des phrases misérables puisées parmi les slogans qui servent aux maîtres à vendre des objets, des candidats, des dieux, des attentats » (p.130). Que pourrions-nous ajouter ?

Pour finir, quelques belles phrases : « l’enfance est plus étendue que l’âge adulte. Vous pourrez vivre cent ans. Elle occupera malgré tout plus de place dans votre mémoire que le reste de votre vie » (p.38 ; cette remarque fait le lien avec ce que nous écrivions sur l’enfance dans notre précédente chronique) ; « Gens et paysages nous semblaient des archives jaunies comme si le présent était d’ores et déjà un souvenir usé auquel seule la mémoire pourrait un jour donner des couleurs » (p.69) ; «  On passe l’infime ration d’années qui nous est consentie à pousser devant nous la cage où nous sommes enfermés » (p.112) ; «  Bovary serait devenue sa maîtresse ordinaire qui aurait eu le plus souvent pour besogne d’agiter devant ses yeux les pantoufles ou le vieux mouchoir qui avait bu à Mantes le sang de Louise (Colet) pour faire jaillir le bonheur en une multitude de gouttelettes argentées comme la nuit des flocons dans la clarté d’un flambeau » (p.317).

Oeuvre très riche. Les phantasmes de Flaubert, son agonie (deuxième partie) nous ont fait penser à certaines pages de Marcel Jouhandeau ; quant au « chutier », aussi difficile à déchiffrer soit-il, il offre des thèmes de réflexion que, faute de place, nous ne pouvons reproduire ici mais qui mériteraient d’être évoqués plus amplement.

“La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas”, relevait Pessoa.

 

                                                                                              Jacques MELON