JUSTICE

« On peut encore remettre l’Etat de droit au centre »


Audrey Lackner est l’une des avocates que l’on retrouve derrière les mises en demeure et  procédures judiciaires initiées par la culture, le sport et le secteur forain s’estimant préjudiciés dans la gestion de la crise sanitaire, mais aussi à l’initiative de la Ligue des droits humains (LDH). Avec maître Audrey Despontin, le duo de choc se bat pour protéger notre démocratie. Si les citoyens belges voient leurs droits et libertés fondamentales préservés, c’est grâce à ces deux jeunes femmes. Entretien avec maître Audrey Lackner.

L-Post : Comment ce combat judiciaire que vous menez pour nos libertés menacées a-t-il commencé?

Audrey Lackner : En  septembre 2020, je suis consultée par une agence de voyage qui voit son chiffre d’affaires diminuer jusqu’à ne plus rien vendre, ou presque. Le système des codes couleurs pour les vacances était incohérent et préjudiciait à mon client en l’empêchant de travailler. Nous avons alors décider d’introduire une action devant le Conseil d’Etat. Dans la foulée, j’ai commencé à analyser toutes les dispositions qui avaient été prises avec une concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif depuis le début la pandémie. Et au début de cette année j’ai introduit une action devant le tribunal de première instance de Bruxelles, pour le compte de la Ligue des droits humains (LDH) et la Liga voor Mensenrechten, à l’encontre de l’Etat belge, belge avec maître Audrey Despontin avec qui nous partagions les mêmes craintes.

L-Post : Le sentiment de « catastrophisme » ambiant et le « tout sécuritaire » en réponse à la pandémie ne risquent-ils pas de nous faire accepter que des mesures d’exceptions ne deviennent définitives et donc restrictives de libertés sur le long terme ?

Audrey Lackner : C’est effectivement un risque réel. Et j’en suis très inquiète. Mois après mois, on nous demande de faire preuve de patience, avec la perspective de Noël en famille, ensuite avec les promesses du printemps et puis encore celles de l’été. Et quoiqu’on en dise, je trouve que le Belge a été et reste globalement très conciliant. Mais, la communication demeure anxiogène. Je crains deux choses : la normalisation du provisoire et l’acceptation citoyenne de cette nouvelle « norme ».

 L-Post : « Nul n’est censé ignorer la loi », mais qui parvient encore à comprendre des règles de plus en plus « incohérentes » ? Je parle des règles sanitaires, bien sûr. Pour qu’il y ait de l’adhésion, il faut leur donner du sens, non ?

Audrey Lackner : Je comprends le citoyen à 1000%. Déplacements, couvre-feu, bulle, contacts sociaux, activités sportives, il y a un nombre incalculable de règles et certaines sont contre-productives de sens. Effet pervers, les gens ne s’y intéressent même plus et ne sont, pour la plupart, pas entendus en sorte qu’on a l’impression d’avoir un gouvernement qui ne travaille pas avec ou pour le peuple, mais contre lui.

On a encore passé un cap supplémentaire dans la « dictature sanitaire »

L-Post : Avec la numérisation massive induite par la crise sanitaire, on constate aussi toutes une série d’entraves virtuelles à nos libertés, comme le tracing, le tracking ou la collecte de nos données de santé. Les citoyens semblent moins s’en offusquer. Vous avez une explication ?

Audrey Lackner : Je ne pense pas qu’ils ne s’en offusquent pas moins, mais peut-être qu’ils en prennent moins conscience. A partir du moment où l’on vous répète que l’on restreint vos droits et libertés pour votre bien, que votre santé en dépend, les gens ne voient pas nécessairement le risque de dérives que cela peut engendrer. Et puis, tout le monde n’a pas la connaissance juridique d’appréhender ce que ces mesures impliquent.

L-Post : Boum 1, Boum 2, nos responsables politiques ont eu recours à la violence pour contrer ces rassemblements. Pensez-vous que les charges policières étaient disproportionnées par rapport à l’enjeu ?

Audrey Lackner : Cela fait des mois que nos jeunes ne sont pas entendus. On les a à la fois oublié et culpabilisé. Ils ont besoin de vivre et de prendre l’air. Se réunir sereinement dans un espace aussi vaste que le Bois de la Cambre ne me semble pas « inacceptable » à ce stade. Pour preuve, il y a eu un rassemblement place Flagey le même jour et cela s’est bien passé. Donc, oui, l’intervention des forces de l’ordre a été, selon moi disproportionnée, au regard des images que j’ai pu voir ou des témoignages de personnes qui y étaient, sachant qu’il y a évidemment toujours deux sons de cloche. Mais la réponse policière qui a été donnée n’était, à mon sens, pas la bonne. Maintenant, je ne fustige certainement pas les policiers. Ils ont agi « sur ordre » et fait leur travail.

L-Post : A propos du respect des consignes sanitaires, n’avez-vous pas le sentiment que plus le temps avance, plus les forces de l’ordre elles-mêmes oscillent entre sévérité et laxisme ?

Audrey Lackner : Je pense qu’il y a effectivement aussi une usure certaine chez les policiers et c’est compréhensible. Depuis un an, leur métier semble réduit à faire respecter les mesures covid, qu’elles soient légales ou non, justifiées ou non. Je ne suis pas sûre que cela ne soit ni leur mission ni leur vocation première. Et dommage collatérale, cela stigmatise un peu plus leur image dans la population. Au regard de l’actualité récente en termes de violences policières, ce n’est pas comme ça que l’on va réconcilier les deux camps.

L-Post : Depuis le début de la crise sanitaire, certaines personnes qui ne respectent pas les règles se font dénoncer par leurs voisins, collègues ou faux amis. Cela vous inspire quoi ?

Audrey Lackner : Certains bourgmestres et ministres ont clairement appelé à la délation. Rendre les citoyens complices de cette démarche, les inviter à se nuire mutuellement me choque au plus haut point. On a encore passé un cap supplémentaire dans la « dictature sanitaire ».

L’avant-projet de Loi Pandémie est sur la table des négociations. D’aucuns estiment que notre ministre de l’Intérieur Annelies Verlinden a essayé de faire passer une loi à la hussarde dans le non-respect des  attentes citoyennes. Votre analyse ?

 Audrey Lackner : Lorsque la ministre a déposé son avant-projet, les mesures étaient effectivement quasiment identiques au contenu de l’arrêté-ministériel du 28 octobre 2020 et de ses arrêtés subséquents. Fort heureusement, il y a eu des discussions et des amendements permettant au parlement de reprendre sa juste place de contrôle dans le respect de la séparation des pouvoirs, même si pas assez à mon goût. Quoi qu’il en soit, il est assez regrettable qu’il ait fallu attendre un an pour que le parlement reprenne sa place, et des actions judiciaires.

L-Post : En termes d’efficacité sanitaire, plusieurs épidémiologistes, dont Yves Coppieters estime que depuis la fin de la deuxième vague, une autre stratégie est possible, mais qu’aucun décideur n’en a le courage. Votre avis ?

 Audrey Lackner : Je pense qu’on ne peut pas invalider une autre stratégie si on ne l’a pas essayée. Je ne comprends donc pas pourquoi nos décideurs n’appréhendent pas la possibilité de solutions autres, voire de cumul de solutions. Le politique semble vouloir rester dans une optique de risque zéro. Et le zéro Covid me paraît assez utopique. Un de mes craintes est que le tout sécuritaire génère une montée des extrêmes aux prochaines élections.

L-Post : Dernière question pour clore cet entretien : pensez-vous que nous sommes toujours aujourd’hui dans un Etat de droit ?

 Audrey Lackner : On est à un tournant crucial, sur la tangente, mais on peut encore remettre l’Etat de droit au centre. Les prochains mois nous apporteront la réponse. Tout dépendra de la manière dont nos politiques vont gérer la relance et répondre aux attentes citoyennes, en ce compris celles de nos jeunes. Ils sont les adultes de demain et en ce sens notre ciment à tous. Je leur adresse d’ailleurs un message : développer votre esprit critique, défendez vos libertés, faites-vous entendre et n’arrêtez pas jusqu’à ce que ce soit le cas !

 

Crédit Photo: Anthony Lackner