SOCIETE

Anne Gruwez: « Il n’y a pas lieu d’introduire le féminicide dans le code pénal »

AFP

La crise sanitaire a mis en évidence des violences domestiques exacerbées. En 2020, 22 femmes sont mortes dans notre pays sous les coups d’un mari, d’un conjoint ou d’un ex-compagnon violents, soit près de deux victimes par mois. En 2021, le nombre des agressions s’emballe. Depuis le mois de janvier, notre pays recense plus de trois victimes par mois. L’accord de gouvernement prévoit que des experts seront appelés à donner leur avis sur l’inclusion du féminicide dans le nouveau code pénal. Préalablement, deux propositions de loi ont été déposées en ce sens au mois de décembre 2019 à la Chambre. Mais, introduire le féminicide dans le code pénal est-il la solution pour éradiquer ces crimes ? On fait le point avec la juge d’instruction Anne Gruwez.

Anne Gruwez

Le 14 avril, Muriel (55 ans) est tuée à Couvin ; le 19 avril, Mariana (24 ans) est tuée à Rochefort et le 26 avril, Vinciane (43 ans) est tuée à Soumagne, ce qui porte à 12 le nombre de victimes en Belgique en à peine 4 mois. Pourquoi ce bilan funeste aggravé ?
Avec les confinements successifs et une promiscuité inhabituelle sur la durée, les femmes ont trouvé moins d’échappatoires aux violences masculines à l’intérieur des foyers, constatent les associations de terrain.
A l’international, les derniers chiffres du Conseil de l’Europe sont tout aussi alarmants : poignardées, abattues, étouffées, égorgées, 7 femmes meurent chaque jour sous les coups de leur mari, conjoint ou petit ami. C’est la cause de mortalité la plus élevée chez les femmes entre 15 et 44 ans. Une femme sur sept est confrontée à au moins un acte de violence dans sa vie commis par son partenaire. En Belgique, toutes formes de violences confondues, plus de 45.000 dossiers sont enregistrés chaque année par les parquets.

Genrer le crime, pertinent ?

 « Féminicide » est la traduction littérale du concept issu de l’ouvrage « Femicide: the politics of woman killings » (1992) de Diana E.H Russell et Jill Radford. A l’époque, ces auteurs sont les premiers à fonder conceptuellement la notion et à tenter d’en délimiter les contours. Aujourd’hui, le féminicide est défini au dictionnaire comme « l’homicide d’une femme, d’une jeune fille ou d’une enfant en raison de son sexe ». « On est d’accord », entame Anne Gruwez. « Mais, si l’on en revient à l’origine du mot, étymologiquement, c’est quoi une femme ? Celle qui enfante, celle qui donne la vie, nous dit aussi le dictionnaire. Dès lors, que faites-vous de toutes ces femmes qui n’ont pas d’enfant, par choix ou par état ? Si on les tue, ce n’est pas un féminicide en ce qui les concerne ? On exclut de facto toutes celles qui n’enfantent pas ? », poursuit la juge d’instruction. « De plus, lorsque vous parlez de féminicide, vous spécifiez dans ce terme qui est la victime, en l’occurrence une femme, mais pas qui est l’auteur. Or, si les auteurs de féminicides sont dans l’écrasante majorité des hommes, le féminicide peut être commis par des auteurs des deux sexes, homme ou femme. Le concept me paraît donc pour le moins restrictif et sexiste. »

Equivalentes en droit, équivalentes dans les faits

« Les violences de genre sont bien évidemment inacceptables, mais l’outil de la pénalisation mérite d’être questionné. Introduire le féminicide dans le code pénal ne me semble pas apporter de valeur-ajoutée. Quand on tue, on tue, que ce soit un homme ou une femme. Le terme « féminicide » porte un combat sociétal entièrement légitime, mais pensez-vous que tout ce qui n’est pas nommé, n’existe pas déjà comme tel dans le code pénal ? Le terme « homicide » tel qu’il est actuellement inscrit recouvre l’ensemble de la gente humaine, hommes, femmes, enfants, personnes âgées. Je revendique en outre l’égalité du meurtre d”un homme avec celui d’une femme. Si nous nous affirmons équivalentes en droit, nous devons être équivalentes dans les faits », poursuit Anne Gruwez.
« En outre, tout homme qui tue une femme, ne le fait pas nécessairement parce qu’elle est une femme. Et réciproquement, parce que cela existe aussi, même si dans une moindre mesure. Je ne veux donc pas que la femme soit nécessairement considérée comme la plus faible. Si vous observez le “Pavillon des Passions Humaines”, de Jef Lambeaux, l’avarice, l’orgueil, la luxure, la colère, tous les mobiles sont là. Un meurtre a toujours un mobile, soit une raison qui l’a provoqué. C’est le mobile qu’il faut observer. »

Le mobile : possessivité et jalousie

Depuis plus d’une dizaine d’années, Alexia Delbreil, psychiatre et médecin légiste au CHU de Poitiers, passe au crible les homicides conjugaux et le profil psychologique de ses auteurs. Elle en tire un schéma récurrent : le mobile du féminicide qui conditionne le passage à l’acte est une possessivité excessive associée à un manque d’estime de soi. Le crime s’inscrit dans un contexte de domination et est en lien avec la « dépossession ». Ces individus considèrent avoir tous les « droits » sur leurs femmes. Quand elles souhaitent leur échapper, ils préfèrent alors les voir mortes plutôt que d’accepter l’idée qu’elles fassent librement d’autres choix. Lorsque la différence d’âge entre l’homme et la femme est supérieure à 10 ans, le risque augmente. Le lieu du crime est généralement la résidence conjugale (80%). L’arme à feu (39%), le couteau (30%) et l’étranglement (20%) sont les modus operandi principaux.

Contre-productivité de la pénalisation

Toujours selon Alexia Delbreil, le féminicide est un acte impulsif (86%) et rarement prémédité (14%). Le  geste est fréquemment commis avec une violence exagérée (54 %) et parfois suivi d’un suicide de l’auteur des faits (25%). Dans la majorité des cas, la stratégie de défense est le « victim blaming », soit une méthode d’inversion de la culpabilité consistant à justifier le crime en reportant les torts sur la victime : « elle m’a poussé à bout, elle a dit le mot de trop, je me suis senti humilié ».
L’humiliation, la provocation, la colère, le sentiment d’abandon sont des éléments déclencheurs. La légiste affirme que les chiffres pourraient être baissés par une prévention efficace. Un avis partagé par la Ligue des droits Humains (LDH) qui précise : « la pénalisation risque d’obstruer l’horizon de la lutte contre ces violences qui doivent faire l’objet de mesures bien plus larges et pérennes. Combattre les féminicides ne doit en effet pas se borner à constituer une ligne supplémentaire dans le code pénal, mais bien un projet complet que les Etats doivent mettre en place. Il y a urgence à réfléchir à des mesures réellement utiles en matière de prévention et d’accompagnement des victimes de violences de genre. » (*)

Rappelons aussi que si de nombreuses voix se font entendre dans les mouvements féministes ou de défense des droits des femmes pour appeler à une incrimination pénale du féminicide, cette revendication n’est pas unanime. Enfin, si le terme « féminicide » est très prégnant dans le débat public, il existe aussi des « androcides », parfois appelé aussi « masculinicide », soit l’homicide, pour diverses raisons, d’hommes, de jeunes hommes ou de garçons en raison de leur sexe et notamment dans les conflits armés pour diminuer notamment le nombre de forces vives pouvant aller au combat. Ce qui rejoint quelque part le concept de « mobile » et non celui du genre.

(*) « Le recours au droit pénal pour lutter contre les violences de genre? » – Position de la Ligue des droits humains (janvier 2021)


 Vous avez besoin d’aide ? : www.ecouteviolencesconjugales.be – Un numéro vert gratuit et anonyme est ouvert 24h/24 : 0800 300 30. Les femmes victimes de violence conjugale pourront y trouver une écoute et un soutien. Elles pourront également solliciter un hébergement pour elles et leurs enfants.

 

Photo: Eric CATARINAEric Catarina