POLITIQUE

La situation en Afghanistan à l’aube de son histoire

AFP

Dans la nuit du lundi 30 au mardi 31 août, les derniers militaires américains ont laissé l’Afghanistan dans une situation politique et humanitaire incertaine ainsi que des milliers d’Afghans partenaires des forces occidentales face aux possibles représailles. Le monde est sous le choc après plus de 20 ans d’occupation américaine. Était-il possible de prévoir cette déroute eu égard à l’histoire de ce pays ? Peut-elle nous éclairer sur son futur ?

A travers 11 grandes périodes de l’histoire de l’Afghanistan, nous allons tenter d’y répondre avec Firouzeh Nahavandy, directrice du CECID et professeur de l’ULB.

Période 1 : Après la tutelle britannique, l’Afghanistan retrouve son indépendance en 1919, après que l’Emir Amanullah Khan ait prit le pouvoir. Ce dernier remporte la courte guerre anglo-afghane et devient roi.

Le nouveau roi a pour ambition de faire de l’Afghanistan un Etat moderne avec notamment une amélioration des conditions des femmes, la création de lien avec l’Europe,….

E.G. : Comment expliquer cette volonté de l’Emir de créer un Etat tout en nouant des liens avec l’Europe et de propager des idées avant-gardistes alors qu’il sort tout juste d’une domination étrangère ?

F.N. : « Le roi est un homme cultivé et son épouse, la reine Soraya a également fait des études. Cette dernière l’a d’ailleurs beaucoup influencé à propos des droits des femmes. Il a beaucoup voyagé en Europe et a été impressionné par les avancées qu’il a vues et les conditions de vie. Il fait donc la différence entre la domination étrangère et les incursions britanniques et les changements qu’il veut introduire dans son pays. En outre, les idées modernistes ont déjà touché le pays et son père a déjà essayé d’introduire des changements.

Les dirigeants de l’époque, que ce soit Amanullah en Afghanistan ou Atatürk en Turquie ou Reza Shan en Iran sont tous persuadés que la modernisation est une manière de lutter contre les influences étrangères et donner à leur pays la grandeur qu’ils méritent. »

E.G. : Est-ce là un espoir que certaines avancées démocratiques apportées sous l’égide des américains soient conservées par les Talibans ?

F.N. « Il est difficile à ce stade de deviner ce que feront les talibans. Toutefois, 20 ans de présence étrangère ont introduit des améliorations pour certaines couches de la population afghane comme l’éducation des femmes dans les villes, ou la liberté de presse ou encore la liberté dans les arts… Les NTCI ont ouvert le pays vers le monde et beaucoup d’individus dans les villes sont en contact avec l’étranger, ce qui n’était pas le cas lors de la première prise de pouvoir des talibans en 1996. Dès lors, il sera plus difficile pour les talibans de faire table rase du passé. Ils seront obligés de s’accommoder de certains changements. Même si du point de vue des mœurs, ils essayeront de revenir à leur lecture du monde. Il ne faut pas oublier que la démocratie ne fait pas partie de leur programme. L’émirat dont ils rêvent et qu’ils ont annoncé c’est la souveraineté de Dieu. Je pense qu’il ne faut pas parler d’avancées démocratiques dans le sens que nous leur donnons. »

Période 2 : Après plusieurs répressions, une nouvelle révolte portée par un ancien brigand et soldat Tadjik Batcha Sachao, autrement appelé le fils du porteur d’eau, éclate à la fin des années 1928. Il est soutenu par les différentes tribus du pays attachées aux anciennes coutumes, ce qui lui permet assez rapidement d’atteindre Kaboul. Cela contraint le roi de s’exiler en 1929. Le fils du porteur d’eau une fois au pouvoir annule toutes les avancées actées.

E.G. : Dès son indépendance, l’Afghanistan est traversé par cette dichotomie entre un régime religieux strict et l’ouverture au monde extérieur. On remarque que ce sont les différentes ethnies, très fortement attachées à leurs mœurs, qui ont permis la révolte contre la construction de cet état moderne. Est-ce là une situation similaire à ce qu’il s’est déroulé avec les Américains ? Kaboul, la capitale, ayant évolué dans différents domaines, comme le droit des femmes ou l’accès à l’université. A côté, les villages du pays peuplés par les ethnies coopérant difficilement avec les américains ?

F.N. : « En 1929, les révoltes sont en effet surtout le fait des tribus pachtounes qui résistent à l’ingérence de l’État dans leurs affaires internes et une diminution de leurs droits. L’islam sera instrumentalisé comme trait d’union de tous les Afghans. D’ailleurs, Bacha yé Saqqao ne tiendra pas longtemps. Un an après son arrivée, il est arrêté et pendu. Et l’ordre des tribus reprend le dessus.

Les conditions aujourd’hui ne sont pas tout à fait similaires. Mais 40 ans de trouble ont déstructuré le pays. Depuis 20 ans, l’écart entre Kaboul ou les grandes villes et le reste du pays s’est creusé. L’Afghanistan reste un pays rural. La majorité n’a pas été touchée par les changements. Ce n’est pas une question des ethnies ne coopérant pas avec les Américains. La présence américaine a été mal vue par une majorité d’Afghans. De là à dire que cela équivalait à un rejet de la modernisation, c’est un pas que je ne ferai pas. Pour le moment, la majorité veut la paix et l’amélioration de sa situation économique. Ce même si, de manière légitime, certaines couches de la population des villes craint le pire. »


Période 3 : Très rapidement, Sardar Nadir Kahn, grand chef militaire qui se trouve en Europe, décide de revenir pour évincer le nouveau roi. Il y parvient à la fin des années 1929, avec l’aide des Pachtounes. Il est assassiné par un étudiant quelques années plus tard en 1933.

E.G. : Pachtounes contre l’ancien roi Tadjik. On le voit, même entre tribus, la coopération semble un difficile espoir en ce pays. Comment ce pays peut-il concilier ces différentes ethnies, est-ce faisable ?

F.N. : « Les pachtouns ont toujours eu le pouvoir, excepté cette année de règne de Baccha yé Saquao et un gouvernement dirigé par les tadjiks après le retrait des soviétiques.

En effet, dans ce cadre, un gouvernement représentant toutes les ethnies et les femmes de surcroît, comme prévu par les Accords de Bonn, n’avait pas beaucoup de sens car il allait à l’encontre de l’histoire. L’histoire du pays est caractérisée par la séparation des ethnies et la lutte entre les tribus pachtounes. C’est ce qu’ont essayé de régler certains rois et dirigeants par le processus de modernisation. La conciliation aujourd’hui n’est pas impossible mais il faudra que les conditions générales du pays s’améliorent. »

Période 4 : A la suite de cet assassinat, le fils Mohammed Zaher Chad, pachtoune sunnite, devient le dernier souverain de l’Afghanistan jusqu’en 1973. Il étudie durant 10 ans en France, à Paris et Montpellier notamment, et ce, jusqu’en 1930.

E.G. : Lui aussi souhaite procéder à des évolutions à la suite de son expérience européenne. Comment cela est-il vécu par la population ?

F.N. : « Les processus de modernisation voulu par Zaher Shah et, entre autres, une Constitution adoptée en 1964, ont montré à l’époque le fossé existant entre une partie de la population des villes et surtout les plus éduqués caractérisée par le bouillonnement politique et la majorité de la population afghane non touchée par les mesures. »

Période 5 : Les années 1940 sont cruciales également pour l’Afghanistan avec les différentes révoltes des tribus ayant secoué le pays ainsi que l’indépendance du Pakistan en 1947. L’Afghanistan refuse de voter pour cette indépendance, ayant en arrière-toile de fond la ligne Durand. Cette ligne de 2640 km séparant le Pakistan de l’Afghanistan est imposée par les britannique en 1893 et reconnue en 1947 au moment de l’indépendance du Pakistan. Elle traverse le milieu du territoire des Pachtounes. Certains Pachtounes se sont donc retrouvés en Afghanistan, d’autres au Pakistan.

E.G. : Cette problématique des Pachtounes peut-elle expliquer également l’origine du rejet de la domination étrangère ? On le sait, les pachtounes du Pakistan ont toujours aidé et soutenu ceux de l’Afghanistan. Les Talibans ayant notamment installé leur base arrière au Pakistan.

F.N. : « La question de cette ligne Durant, des frontières imposées par les Britanniques, de manière tout à fait arbitraire, est certainement une des causes des problèmes existant dans la région. Elle a été à la base de plusieurs conflits entre les deux pays. La division des pachtounes explique la porosité de la frontière. Mais ce n’est pas la ligne Durant qui explique le rejet de la domination étrangère qui est beaucoup plus complexe. »

Période 6 : En 1973, un coup d’Etat pacifique est mené par Mohammad Daoud Khan qui abolit la monarchie et s’autoproclame président. Le royaume d’Afghanistan devient la république d’Afghanistan. En pleine guerre froide, la Russie voit d’un très mauvais œil cette république.

E.G. : Quels étaient les positionnements de l’URSS et des Etats-Unis et quel impact a eu la création de cette république ?

F.N. : « Tout d’abord, à l’époque, les USA ne sont pas intéressés par l’Afghanistan. Ils ne s’y intéresseront qu’après l’invasion soviétique de 1979.

L’URSS n’est pas non plus très préoccupée par la naissance de la République d’Afghanistan ce d’autant que plusieurs ministres communistes y sont intégrés. C’est à partir du moment où Daoud commence à vouloir prendre ses distances et chassent les ministres communistes que la situation s’envenime.

De manière générale, la naissance de la république en soi ne fait pas problème. Ce sont les positions nationalistes de Daoud qui dérangent. Et pour certains Afghans, il est aussi responsable d’avoir introduit les soviétiques dans le pays. Toutefois, les Russes depuis le retrait des Britanniques n’ont jamais cessé leurs relations avec l’Afghanistan. »

Philippe Bourguet

Les militaires occidentaux dans les rues de Kaboul avant leur départ en août dernier.

Période 7 : Très rapidement, les réformes prônées par le régime communiste vont heurter les différentes ethnies et provoquer leur soulèvement.

E.G. : De nouveau, les ethnies refusent le joug étranger. Bis repetita selon vous, ou estimez-vous que les conditions sont différentes ?

F.N. : « Oui, le coup d’État communiste est un moment important. De rupture d’abord, parce que les réformes rigides et imposées sans état d’âme heurtent les Afghans. L’immigration commence à cette époque. Mais surtout, l’invasion soviétique déstructure totalement le pays. Les Afghans ne pouvaient l’accepter.

Il y a une différence essentielle, les Britanniques ayant compris qu’ils ne pouvaient dominer le territoire avaient fini par vouloir contrôler les affaires étrangères par l’imposition du traité de Gandomak. Ce qui intéressait les Britanniques c’était d’empêcher l’avancée des Russes vers le sous-continent indien. Beaucoup a été écrit sur les raisons de l’invasion soviétique. Ils ne pensaient en tous cas pas s’enliser. Les conditions sont différentes et les motivations aussi. »

Période 8 : En quelques mois, les moudjahidines gonflent leurs rangs et font face à l’URSS qui se trouve vite dépourvue face à leur nombre et leurs façons de combattre dans les zones montagneuses.

E.G. : Est-ce de nouveau une similitude avec ce que l’on a vécu entre les talibans et les américains ? Les américains disposant de l’armée la plus puissante du monde mais étant incapables de vaincre les talibans dans les montagnes ?

F.N. : « La géographie du pays explique beaucoup la difficulté de contrôler le territoire. Par ailleurs, il n’y a pas de bons ou de mauvais envahisseurs. La présence étrangère est mal vécue. »

Période 9 : Les moudjahidines ont été financés, d’une part, par les Etats-Unis qui voyaient d’un bon œil l’affaiblissement de l’URSS en pleine guerre froide, et d’autre part, étaient soutenus également par le Pakistan, l’Arabie saoudite ou le Qatar, favorables à l’arrivée des islamistes.

E.G. : Qu’en était-il en termes de financement en faveur des Talibans ?

F.N. : « Les talibans apparaissent tard dans le paysage combattant afghan. Ils ne sont pas les premiers bénéficiaires des financements étrangers. Néanmoins, à partir du moment où le Pakistan commence à penser qu’ils sont capables de contrôler le pays, il est probable qu’ils commencent à être financés. De combien ? Difficile à dire. » 

 Période 10 : Lorsque l’URSS se retire en 1989, l’instabilité politique gagne le pays. Le gouvernement tombera en 1992. Différents partis politiques se retrouvent à contrôler certaines zones du pays et tentent de trouver un compromis pour le pouvoir coulé dans l’accord de Peshawar. Cet accord fondera également L’Etat islamique d’Afghanistan. De violents combats entre les Moudjahidines, les talibans et le forces du gouvernement Massoud auront lieu. Les talibans en sortiront victorieux et domineront le pays jusqu’aux attaques du 11 septembre 2001, menées par un certain… Oussama Ben Laden.

E.G. : La guerre civile qui touche l’Afghanistan dans les années 1990 entre les différents partis ou ethnies, n’est-il pas ce à quoi on doit s’attendre désormais avec le départ des Américains ? Un conflit entre les forces gouvernementales, les talibans, l’Etat Islamique, Al-Qaïda et d’autres groupuscules ?

F.N. : « La question de la stabilité et de la paix se pose réellement. En 1996, les talibans ne contrôlent pas tout le territoire. Aujourd’hui, il semble qu’ils sont plus avancés. Il n’y a que des poches de résistance dans le Panchir. Dans les années 1990, la guerre civile résulte de la prétention de chaque groupe moudjahid à détenir le pouvoir et de l’incapacité à se mettre d’accord. Aujourd’hui, il y a la résistance de certains groupes mais il y a surtout la présence sur le territoire des groupes djihadistes. Ainsi, un autre type de confrontations s’annonce dont la multiplication des attentats. »

Période 11 : On le voit, l’histoire du pays depuis son indépendance en 1919 est marquée par les dissociations ethniques, le refus de la domination étrangère, le financement et le rôle opérationnel des pays du Golf, une force armée gouvernementale incapable de trouver sa stabilité, et des combattants utilisant leur connaissance des zones montagneuses durant leurs combats.  

E.G. : Quel Avenir voyez-vous pour ce pays ?

F.N. : « Je suis plutôt pessimiste. Les problèmes sont énormes. Pauvreté, destruction écologique, confrontations, terrorisme… Ce n’est pas avec l’étendard de la religion que les talibans régleront les problèmes. Par ailleurs, la talibanisation de l’Afghanistan augure un ordre moral que je ne peux que déplorer dans la mesure où il implique la disparition des droits de beaucoup d’Afghans. »

 

Entretien : Eugénie Cortus