74 ans : il n’était ni vieux ni jeune ; il n’avait d’ailleurs pas d’âge, lui qui, les yeux pétillants de malice mais le sourire toujours bienveillant, était primesautier comme un adolescent tout en semblant porter, au soir de sa vie, l’absurde poids de l’existence.
Oui : mon ami Jacques Lizène, même lui, pour lequel je nourrissais une tendre affection, qui illumina jadis, par son inénarrable sens de la dérision tout autant que son immense culture, quelques-unes de mes plus belles nuits d’ivresse underground, sobrement désespérée, lorsque nous hantions le comptoir du mythique Cirque Divers, haut lieu liégeois de la contre-culture, pataphysique matinée d’un zeste acidulé de surréalisme au pur jus de belgitude, s’en est allé ce 30 septembre 2021.
Je l’aimais beaucoup, ce petit, par sa taille, et pourtant grand, par son intelligence, Jacques ! Il avait la sensibilité, à fleur de peau, des clowns tristes, mais aussi des artistes géniaux, qui se cachent derrière le masque d’une feinte joie, mais ô combien salutaire pour ces solitaires impénitents, ces exilés de l’intérieur, ces subversifs suicidés de la société, de l’ordre établi et de la morale ambiante.
Davantage : même ses légendaires ricanements, ses rires étouffés plus que sonores, avaient la douceur, comme pour s’excuser de leur impertinence, des vrais gentils : ceux qui, infaillibles hôtes de leur indomptable esprit d’indépendance, n’apprécient ni le bruit ni la fureur, mais la seule authenticité, à défaut de vérité philosophique, de l’esprit, sinon du cœur, en ses plus insondables, d’autant plus admirables, arcanes.
Jacques était, au sens le plus noble du terme, un vrai anarchiste, libre et libertaire, sans être toutefois, au contraire de certains de ses pairs du passé (je pense, notamment, à Byron, Voltaire, Casanova ou Chamfort), libertin : un anar de luxe par-delà son air faussement négligé, ses vêtements apparemment défraîchis et pourtant impeccablement propres, ses mains soignées et ses doigts délicats, sa gestuelle aérienne et son pas léger, sa silencieuse mais fière allure, et son visage marqué, cependant, par le temps qui passe, inexorablement. Jacques, malgré sa bouche où les dents se faisaient de plus en plus rares, était même beau, radieux, lorsqu’il levait vers ses lèvres ensoleillées, ivres de savoir bien plus que d’alcool, ses immanquables verres de bière mousseuse. On y voyait alors soudain surgir comme un seul homme, en une désuète mais superbe danse poétique, Apollinaire et ses « Alcools » précisément, Rimbaud et son « Bateau ivre » justement, Verlaine et ses « Maudits », Artaud – notre cher Antonin, mort prétendument fou, abandonné, dans un asile de Rodez – avec ses champignons hallucinogènes et, last but not least, Baudelaire et son opium arrosé, en ses paradis artificiels, du « Vin des chiffonniers ». Ecoutons donc ces vers, issus de ses vénéneuses quoique somptueuses « Fleur du mal » ; c’est la voix du cher Jacques qui semble aujourd’hui, plus que jamais, y résonner de toute récente mémoire :
« Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence
De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ;
L’Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil ! »
Danse, cadence et décadence : Jacques, ce discret mais sûr provocateur, « petit maître de l’art médiocre, sinon nul » comme il se plaisait lui-même à se qualifier non sans une évidente dose d’humour, fut le plus raffiné des iconoclastes, le plus désespérément lucide des briseurs de tabous, aussi subtil intellectuellement que désenchanté artistiquement, le plus généreux des avares de vaine gloire. L’Ecclésiaste, du reste, l’avait déjà dit, en son infinie sagesse, dans un très ancien Testament : « vanité des vanités : tout est vanité en ce bas monde » !
Ce bas monde, mon cher Jacques, ce faux mais gentil nihiliste en mal d’amour inavoué et que je ne vis jamais accompagné d’une femme, vient de le quitter, précisément, pour des sphères plus hautes, plus à son humble et pourtant insigne (dé)mesure : celle qui abat tout jugement d’ordre frauduleusement esthétique, mais seulement catégoriel, empli de faux-semblants et autres préjugés de mauvais goût, pour s’élever, bien plus majestueusement malgré sa modestie, à la sublimité de l’apparent désordre artistique, la seule création qui vaille !
Certes, le sens du beau ne s’en est-il jamais vraiment remis au prétentieux royaume de l’académisme, des cols blancs, des chemises amidonnées, des cravates empesées et des costumes raidis par l’aigreur des honneurs frustrés, sinon ratés ! Il y a néanmoins gagné, lorsque le talent réussit à transformer la merde même – car Jacques osa peindre aussi, à l’orée de ce qu’il faut bien appeler, ne lui en déplaise très certainement, sa « carrière », avec ses propres excréments – en œuvre d’art. Génialement chiant, cet autre grand Jacques, qui, s’il n’était pas Brel, était tout de même Belge et même Lizène !
Jamais je ne me suis ennuyé avec lui ; il était même, au contraire, un des seuls artistes contemporains, sinon toujours modernes, à me faire rire, m’amuser, m’intéresser et même, chose rare pour le sceptique (je n’ai pas dit, la nuance est de taille, pessimiste, qui n’est jamais que l’autre cliché, en négatif, de l’optimisme béat) que je suis, me passionner. Il était, ce peintre à ses heures éperdues, un puits de science, une mine de connaissances bien plus que de plomb, et qui n’aimait pas trop, tout comme certains de nos autres complices, dont les chers Antaki et Eric Duyckaerts, eux aussi malheureusement disparus aujourd’hui, les huiles frelatées, un peu rances, de sa bonne vieille ville natale !
Il m’est par ailleurs également arrivé de dire à ce propos, dans un de mes livres consacrés au dandysme, qu’il fut, par-delà ses apparences, un oxymorique dandy en creux, malgré lui, un clair-obscur en chair et en os, comme « à rebours » pour paraphraser ici, avec un certain Des Esseintes, l’intitulé de l’un des livres les plus célèbres en matière de décadentisme esthétique : lorsque l’élégance de l’âme, alliée à la naturelle distinction de l’être, supplée, à l’instar d’un Nietzsche ou d’un Cioran, aux inconsolables défaillances du corps, ces cruelles mais inéluctables fêlures de l’existence, jusqu’à une tout aussi inévitable mort. Splendeur et misère d’un dandy ! Transcendance du sublime ! Ce fils très spirituel d’Alfred Jarry en fut ravi, et m’en remercia, empli, ce chic type, de gratitude !
RIP
Merci, cher Jacques, d’avoir existé et, surtout, de m’avoir ainsi honoré, avant cette humble cérémonie des adieux que je t’adresse par ce modeste mais sincère hommage, de ton amicale, chaleureuse et intelligente présence. Tu fus un beau, vieux et fidèle frère d’âme, que je pleure, aujourd’hui, en cet automne – mon propre automne – de la vie !
Adieu, mon ami, cher et sublime ami…
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur, notamment, de « Philosophie du dandysme – Une esthétique de l’âme et du corps » et « Le Dandysme, dernier éclat d’héroïsme » (Presses Universitaires de France), « Oscar Wilde » et « Lord Byron » (Gallimard-Folio Biographies), « Le Dandysme – La création de soi » et « Manifeste Dandy » (Editions François Bourin/Les Pérégrines), « Oscar Wilde – Splendeur et misère d’un dandy » (Editions de La Martinière), « Du Beau au Sublime dans l’Art – Esquisse d’une Métaesthétique » (Editions L’Âge d’Homme), « Traité de la mort sublime – L’art de mourir de Socrate à David Bowie » (Alma Editeur), « Divin Vinci – Léonard de Vinci, l’Ange incarné », « Gratia Mundi – Raphaël, la Grâce de l’Art » et « La constellation Dante – Le chant du Sublime » (Editions Erick Bonnier), « L’Ivresse artiste – Double portrait : Baudelaire-Flaubert » (Ed. Samsa).
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