CYBERSECURITE (3)

Des mouchards numériques et des mannequins espions décryptent vos achats


Qu’il s’agisse de la nouvelle de Philip K. Dick ou de son adaptation cinématographique par Steven Spielberg, Minority Report est régulièrement cité dans les médias dès lors que le sujet tourne autour des caméras de surveillance et de la prédiction par l’IA. Mais un autre sujet colle à cet univers dystopique : celui des dispositifs de publicité intelligente, qui font appel à la reconnaissance faciale pour personnaliser leur offre à l’extrême. Vous vous sentez observés lorsque vous faites du shopping ? Dès votre arrêt devant un point de vente, il se pourrait que vous fassiez l’objet d’une attention toute particulière. Fantasmes ? Science-fiction? Plus tellement et l’ONU s’en inquiète.

Des mouchards qui traquent

Pour les publicitaires, la reconnaissance faciale est l’outil de tracking parfait pour transposer dans la vie réelle ce qui se fait déjà de mieux en matière de pistage sur le Web. Les distributeurs peuvent désormais suivre leurs clients à la trace, et leur proposer des promotions ciblées au moment crucial, grâce à des balises équipées de capteurs judicieusement placées entre des rayons ou directement sur des produits. Déambulant entre les linéaires d’un hypermarché, vous vous arrêtez au rayon conserves, puis, comme chaque semaine, vous dirigez vers le rayon puériculture. Quand soudain, votre smartphone s’éveille. A l’écran, une promo : -15% sur la purée de courgettes et votre prochaine commande de couches livrée gratuitement.

Des mannequins qui espionnent

Derrière leurs visages en polystyrène presque parfaits, « EyeSee », une nouvelle génération de mannequins, a vu le jour en vitrine. Développés par la société italienne Almax SpA leader au niveau mondial dans la production de bustes et d’articles d’étalage, en collaboration avec l’Ecole Polytechnique de Milan, ces modèles sont pourvus de caméras cachées placées dans le lobe oculaire et reliées à un logiciel de reconnaissance faciale qui permet d’étudier les comportements d’achat inconscients des consommateurs.


Copyright – Almax SpA

Une fois les données captées, le système de reconnaissance faciale, très similaire d’ailleurs à celui qui est utilisé dans les aéroports pour identifier les criminels, permet ensuite de classer les consommateurs par sexe, âge, origine ethnique, mais aussi selon leurs émotions, leurs préférences vestimentaires, le temps de visite en boutique, les dépenses moyennes et les couleurs ou les types de produits les plus regardés. Ce profilage prédictif permet d’apporter des informations contextuelles utiles à l’élaboration de futures stratégies de marketing ciblées. C’est ainsi que, de manière a priori surprenante, il a pu être constaté que les deux premiers jours des soldes, les hommes passaient plus de temps devant une vitrine que les femmes. Le but ? Optimiser ensuite la chaîne de production, améliorer la présentation des produits et surtout booster les ventes.

Quand les écrans digitaux aussi vous observent

Exit le temps des affiches installées avec balai et colle à papier peint. Le matériel publicitaire est désormais dit « intelligent ». Sa mission première : diviser les journées en plages horaires, mesurer l’audience et cibler les messages en fonction du profil en présence. Et dans ce domaine, la reconnaissance faciale est l’outil de tracking parfait. En Australie et aux Etats-Unis, dans les centres commerciaux, des panneaux digitaux intelligents, couplés à un logiciel de mesure d’audience en temps réel, affichent une annonce uniquement en fonction du public présent. Ainsi, si une femme d’une trentaine d’année se présente à lui, l’écran affichera, après son screening facial, une annonce vantant les mérites d’une marque de couches ou de lait en poudre. Le leader sur ce segment de marché est Quividi, une firme parisienne opérant dans plus de 53 pays. Sa spécialité : évaluer l’attention réellement portée à une publicité par le biais d’une caméra isolant un visage, couplée à un logiciel analysant les flux vidéo. Environ 700 millions de visages sont ainsi scrutés chaque mois dans les bureaux de poste chinois, les grandes gares italiennes, les points de vente anglais et les abribus québécois.

Copyright – Almax SpA

Tous des barre-codes ?

Initialement utilisées dans la distribution pour suivre les stocks, les technologies de géolocalisation (comme les puces RFID), fixées sur un produit, permettent de connaître la fréquence à laquelle il a été manipulé, afin de savoir, par exemple, si tel parfum en démonstration a plus de succès qu’un autre. Elles peuvent également servir à renseigner un client qui, cherchant un produit en rupture de stock, sera dirigé vers un autre magasin où celui-ci est encore en vente. Elles sont aussi, et c’est l’usage le plus courant, placées à un endroit stratégique du magasin (ou devant le magasin) et servent alors à repérer le client, à suivre son chemin, à lui envoyer des publicités et à réaliser des mesures d’audience. Pour l’aspect technique, ces puces dotées d’antennes Bluetooth s’activent au passage d’un émetteur comme un smartphone. Elles envoient alors un signal à un lecteur lui-même relié à une base de données. C’est ce qui permet de « reconnaître » un client en identifiant l’adresse de son mobile avec son profil déjà inscrit dans la base de données.

La presse américaine révèle la présence de 500 capteurs invisibles discrètement disposés dans des cabines téléphoniques de Big Apple. Leur but non avoué : profiler et envoyer des publicités ciblées.

Un système non invasif ?

Ces méthodes sont-elles aux confins de la légalité ? Almax SpA affirme que son système de mannequins intelligents n’est pas invasif, puisque la caméra à l’intérieur du mannequin est « aveugle », c’est-à-dire que les données biométriques récoltées sur base des réactions sont analysées, mais elles ne sont ensuite pas sauvegardées.
Pour faire simple, le commerçant aura l’information qu’un mâle adulte de race blanche est passé devant le mannequin à 17H25 et a passé 3 minutes en face de celui-ci, mais c’est tout. Aucune donnée sensible d’ordre privée et aucune image ne sont collectées. L’anonymisation est garantie, précise Almax SpA. Sans que des noms ne soient actuellement ouvertement cités, plusieurs grandes enseignes se seraient déjà laissées séduire par ces mannequins « intelligents ». L’entreprise serait même en train de travailler à une version 2.0. Elle devrait permettre aux marques, non seulement de voir ce que les clients font, mais aussi d’entendre ce qu’ils disent.

L’ONU veut interdire la reconnaissance faciale en rue

Et pourtant, les risquent de dérives existent. En Grande-Bretagne, pays précurseur, un scandale éclate en 2016 dans la City de Londres. D’innocentes poubelles de rue ont pris l’étrange habitude de comptabiliser les flux piétonniers. Ce captage générera une collecte de données de plus de 500.000 smartphones par semaine durant tout le temps de l’action. Deux ans plus tard, à New-York, c’est le même type de dérapage qui défraye la chronique. La presse américaine révèle la présence de 500 capteurs invisibles discrètement disposés dans des cabines téléphoniques de Big Apple. Leur but non avoué : profiler et envoyer des publicités ciblées.

Les AI sont désormais capables d’identifier avec précision les visages humains. Cela signe peut-être la fin de l’anonymat dans l’espace public. Dans son rapport sur les droits humains dans le monde digital (https://www.droit-technologie.org/wp-content/uploads/2021/09/Rapport-de-lONU-sur-lIA.pdf), l’ONU s’inquiète et recommande d’interdire provisoirement la reconnaissance faciale. « L’agence onusienne veut instaurer de toute urgence un moratoire sur la vente et l’utilisation des systèmes d’intelligence artificielle qui représentent un risque grave d’atteinte aux droits de l’homme, jusqu’à ce que des garanties adéquates soient mises en place », nous explique maître Etienne Wery. avocat spécialisé dans le droit numérique et les nouvelles technologies. Sont dans le viseur, les systèmes dits « à la chinoise » où des millions de caméras filment et identifient en temps réel quiconque circule sur l’espace public.

« Ces images sont utilisées pour diverses finalités, notamment afin d’établir le fameux “score de crédit social”. Si une caméra surprend quelqu’un en train de traverser en dehors des passages cloutés, elle enlève automatiquement des points au citoyen concerné. Le crédit social fonctionne sur la base d’un système de sanctions graduées dont la sévérité augmente à mesure que les points diminuent. Le citoyen est petit à petit privé de droits : postuler dans la fonction publique, obtenir un crédit bancaire, s’inscrire pour l’obtention d’un logement social, etc. A l’extrême, c’est une forme de bannissement social qui est organisé », poursuit maître E Wery.

« Très sensible aux arguments des Etats qui invoquent la lutte contre le terrorisme pour justifier les technologies d’identification et de suivi en temps réel, y compris sur l’espace public, la Commission européenne n’a jamais voulu franchir le pas de l’interdiction. C’est donc une voix supplémentaire qui s’exprime, et pas n’importe laquelle puisque c’est le très officiel Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme qui interpelle », souligne Etienne Wery. Si Big Brother gagne du terrain, tout n’est donc peut-être pas encore perdu pour les ardents défenseurs d’une circulation libre et anonyme dans l’espace public.

 

Copyright – Almax SpA