LITTERATURE

Chronique: La porte du voyage sans retour


La porte du voyage sans retour, c’est l’île de Gorée, située au large du Sénégal, d’où partaient pour les Amériques les navires chargés d’esclaves. L’ouvrage de David Diop se présente comme un mémoire posthume destiné à sa fille Aglaé, par le botaniste français (d’origine écossaise) Michel Adanson (1727-1806). Michel Adanson a existé. A vingt ans, il entreprit un voyage au Sénégal, qu’il explora durant cinq années. Elu à l’Académie des sciences en 1759, il publia, en 1763, faisant fond sur ses recherches, notamment au Sénégal, Les familles des plantes.

Dans ce mémoire, évidemment apocryphe, David Diop narre son amour pour Maram Seck, jeune beauté noire qu’il ne parviendra à sauver ni de l’esclavage, ni de la mort et dont le souvenir l’aurait accompagné jusqu’à sa propre mort (avec des interruptions …).
Quoique censé écrit au 18ème siècle, le livre est rédigé en français contemporain : aucun écrivain de l’époque n’aurait à ce point manqué à l’emploi du subjonctif imparfait lorsque la concordance des temps l’exigeait (il n’est que de se référer à Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau… pour ne citer que les principaux), n’aurait écrit «  celles et ceux », très politiquement correct , ni «  loin s’en faut » (au lieu de « tant s’en faut »), etc.

Mises à part ces remarques de pure écriture, le livre est assez passionnant. Il contient des prises de position humanistes : « La religion catholique enseigne que les Nègres sont naturellement esclaves » (cela mériterait d’être nuancé : on consultera avec profit “Qu’est- ce que l’esclavage”, d’Olivier Grenouilleau, 2014, Gallimard);  « les habitants du Sénégal ne nous sont pas moins inconnus que la nature qui les environne. Pourtant nous croyons les connaître assez pour prétendre qu’ils nous sont naturellement inférieurs » ; « nous ramenons toujours l’inconnu au connu. S’ils n’ont pas bâti des palais en pierre, c’est peut-être parce qu’ils ne les pensaient pas utiles » ; « les monuments historiques des Nègres du Sénégal se trouvent dans leurs récits, leurs bons mots » ; « Que les Nègres n’aient pas construit de bateaux pour venir nous réduire en esclavage et s’approprier nos terres d’Europe ne me paraît pas non plus être une preuve de leur infériorité, mais de leur sagesse » (p. 54 et 55).

On y trouvera également çà et là des leçons de relativisme culturel : « J’ai découvert (…) que, lorsqu’on apprend une langue étrangère, on s’imprègne dans le même élan d’une autre conception de la vie qui vaut bien la nôtre » (p.110), ce qui est une anticipation (évidemment la remarque est formulée au 21ème siècle…) de Brentano et Saussure, les fondateurs de la linguistique, beau résumé, nous paraît-il, des cultures africaine et occidentale, compréhension contre explication.

Un exemple du style de l’auteur : « Je mesurais combien un pays, si beau et si intéressant qu’il puisse être dans l’absolu, ne représente plus rien quand on ne le peuple pas de nos songes, de nos aspirations, de nos espoirs (…). La fraîcheur des brumes du matin, l’odeur des champignons dans les sous-bois, le bruit des torrents de nos montagnes me manquaient. Je ne songeais plus qu’à rentrer en France » (p.223 et 224).

Cela étant, est-il bien légitime que moi, homme blanc de plus de cinquante ans, je commente un roman écrit par un Noir sur des Noirs ? Je renvoie les lecteurs aux théories antiracistes de la « prédation identitaire » et de « l’appropriation culturelle », rencontrées dans d’autres livres de cette rentrée, et leur laisse le soin de répondre à cette question.

 

Jacques MELON

“La porte du voyage sans retour” de David Diop, Ed. Seuil, 253, p. (19 €)