CULTURE

Michel Houellebecq : « anéantir » l’amour, la mort, la politique…

AFP

Une semaine avant son arrivée en librairies, c’est déjà l’événement. Le monde des livres (et pas seulement !) est en ébullition pour fêter, commenter, décortiquer « anéantir », le huitième et nouveau roman de Michel Houellebecq, le « Droo-py » de la littérature française contemporaine et accessoire-ment l’écrivain francophone le plus connu dans le monde en-tier… L’affaire a été brillamment menée, question business : environ 600 exemplaires ont été envoyés à la presse le vendredi 17 décembre, mais avec l’interdiction de parler du livre avant la levée de l’embargo, ce jeudi 30 décembre.

L’opération a été menée sous le haut contrôle de l’auteur lui-même qui a fait savoir qu’il n’accorderait aucun entretien tant à la presse écrite qu’à la radio ou la télé, sous prétexte que nombre de ses interlocuteurs ne sont pas « à niveau ».

300.000 exemplaires en premier tirage

Par ailleurs, pour « anéantir », il a également assuré la direction artistique de l’objet : en couverture, prénom et nom de l’auteur ainsi que le titre, tous en lettres minuscules (excès de modestie ?), quatrième de couverture vierge de tout texte, l’ensemble cartonné rigide « à l’allemande » avec signet et marque-page rouge. Parce que tant la maison d’édition que Michel Houellebecq voulaient un « produit beau et désirable », avec un premier tirage à 300.000 exemplaires. Certains verront là de nouveaux caprices du maître à penser tant des camps naturistes et autres habitués des clubs échangistes que des costumés de la haute finance, des Gilets jaunes que des cathos tradi…

Pour ce huitième et nouveau roman qui fait suite à « Sérotonine » paru en 2019, Michel Houellebecq demeure fidèle à lui-même ou au personnage littéraire dans les habits duquel il s’est glissé de-puis ses débuts voilà trente ans avec un essai sur Lovecraft et des poèmes.
« anéantir », une fois encore, incite à la déprime, voire à la dépression. Toutefois, pour l’universitaire Agathe Novak-Lechevalier (la meilleure spécialiste française du sujet « houelle-becquien »), « il n’y a jamais une seule face dans l’œuvre, dans un roman de Michel Houellebecq ».
Mieux, comme peu d’auteurs du moment, il sait mener plusieurs intrigues simultanément dans le même livre. Prix Goncourt 2010 pour « La Carte et le Territoire », dans « anéantir » il raconte l’amour, la fin de vie, la politique en 2027, le terrorisme numérique, les liens familiaux, il évoque l’homme de télé Cyril Hanouna, la GPA, la DGSI, Eric Zemmour, les ultra-minorités et leur idéologie ou encore Sherlock Holmes sans oublier un ministre de l’Économie et des Finances qui n’est pas sans rappeler son ami Bruno Le Maire, actuel ministre (Economie, Finances et Relance) du président Emmanuel Ma-cron…

La femme « chaudasse » du ministre

Dans ce roman sur la possibilité du « nihil », dans cette forêt de pages, vite le lecteur est embarqué. Sur une fausse piste avec une vidéo pirate montrant la décapitation de Bruno Juge, le ministre de l’Economie et des Finances. Les services secrets tentent de déco-der ladite vidéo… et déjà, on passe à autre chose avec Paul Rai-son, personnage fil rouge du roman à l’allure d’« anti-héros » (et double de Michel Houellebecq, lui qui apprécie tant se décrire en gris sur gris ?). Ce Paul Raison bosse au Ministère de l’Economie et des Finances, il est haut fonctionnaire, a sympathisé avec le mi-nistre Bruno Juge, vit un mariage banale avec Prudence (elle aussi haut fonctionnaire au sein du même ministère).

Dans ce roman de l’impermanence, il y a des confidences du ministre qui glisse qu’avec sa femme Evangéline, ça ne fonctionne plus vraiment, alors que Paul, lui, la considère comme une « chaudasse » (une élégance « houellebecquienne », parmi d’autres comme cette con-sidération sur la « femme pot-au-feu » qui, à présent, porte néces-sairement un string…). Ou encore ce père de Paul, un ancien boss de la DGSI : il a été victime d’un AVC, Paul lui rend visite à l’hôpital à Lyon et y retrouve sa sœur qu’il n’a pas vue depuis une petite dizaine d’années et mariée à un notaire, il y a aussi Made-leine, la compagne de son père qu’elle veille avec amour, ten-dresse et dévotion.

Comme Houellebecq, Paul a une détestation pour les Ehpad (éta-blissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) qu’il tient pour des « mouroirs », donc il charge sa sœur d’éviter à leur père cette fin de vie, elle réglera l’affaire avec l’aide de gros bras du groupe d’extrême-droite Bloc Identitaire… On est chez Houellebecq, donc il y a aussi le sexe, souvent triste, rarement joyeux : ainsi, lors d’un congrès en Afrique avec le ministre, à une table voisine dans le bar de l’hôtel, deux prostituées belles comme le soleil se levant sur la savane…

Un récit qui se déroule en 2027

Et puis, on est en France avec l’auteur de « Extension du domaine de la lutte » ou encore de « Les Particules élémentaires », consacré pythie et oracle de la chose politique pour avoir, dans « Séroto-nine », annoncer la révolte paysanne et les Gilets jaunes : alors, dans « anéantir », en bon praticien de la dystopie, il place son ro-man en 2027.
L’économie du pays va beaucoup mieux, le ministre de l’Economie et des Finances a une grande part dans la réindus-trialisation, même si dans cette start-up nation, nombre d’emplois sont scandaleusement sous-payés. Une élection présidentielle est prévue avec de nouveaux candidats, l’actuel Président de la Ré-publique ne pouvant pas, constitutionnellement, se présenter pour un troisième mandat consécutif. Donc, malin, le Président met en avant, aux dépens du ministre Bruno Juge, Benjamin Serfati, ani-mateur vedette de la télé, qui sera sûrement élu et qui gardera la place bien chaude pendant cinq ans pour que, plus que jamais adepte de Machiavel, le Président retrouve l’Elysée en 2032…

Passé de la gauche à la droite, soutenu hier par « Les Inrock-uptibes » et aujourd’hui par « Valeurs actuelles », à 65 ans Michel Houellebecq demeure fidèle à sa légende. Incontrôlable, inattendu, provocateur. En titre, il annonce « anéantir ». On le quitte en chantre de l’amour, cet amour qui réunit Paul et Prudence…

Serge Bressan (à Paris)

 

Michel Houellebecq,  « Anéantir », Flammarion, 736 pages, 26 €. En librairie le 7 janvier 2022.