Politique

« Les infiltrés » : comment les cabinets conseils ont progressivement pris le pouvoir


Depuis près de trois décennies, les sociétés de conseil ont installé leur expertise au cœur des rouages de l’Etat. Pour la plupart anglo-saxons, ils sont à la manœuvre dans tous les ministères. De l’appui à la campagne de vaccination française à la conception de projets innovants, en passant par des modules d’évaluation d’officiers supérieurs, la liste des missions qui leurs sont confiées est impressionnante. Dans une enquête fouillée, Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, grands reporters à « l’Obs », racontent l’’histoire de cette infiltration progressive. Un travail journalistique qui colle à une actualité explosive : dans un rapport publié le 17 mars dernier, une commission d’enquête du Sénat dénonce elle aussi l’emprise massive de ces cabinets privés. Les politiques gouvernent avec des conseils et ils coûtent entre 1,5 et 3 milliards d’euros par an à l’Etat français.

Gouvernés par des consultants

Pas un ministère ni un secteur couvert par l’Etat n’ont échappé à la convoitise des consultants. De la santé à la défense, en passant par l’éducation nationale, la justice, l’intérieur, les affaires étrangères, mais aussi l’économie et jusqu’aux services du premier ministre, tous sont passés sous les fourches de ces cabinets de conseil. Les plus connus étant Accenture, BCG (Boston Consulting Group), EY (ex-Ernst & Young), PwC (PricewaterhouseCoopers), et McKinsey.

Comment les cabinets conseil ont pris le pouvoir à la place de la haute administration?

Ils sont dans le collimateur depuis le début de la crise sanitaire. Durant la pandémie, selon la commission des finances de l’Assemblée nationale, le ministère de la Santé a fait appel à sept entreprises privées pour un budget de 11,35 millions d’euros. Les interventions des consultants, qui sont essentiellement de courte durée (moins de trois mois), ont des coûts disparates : de 25.000 euros à 3,2 millions d’euros. C’est McKinsey qui se taille la part du lion avec trois prestations représentant une facture légèrement supérieure à 4 millions d’euros (soit 35 %, rapporté au total).

Dans « les Infiltrés », Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre lèvent le voile sur le monde aussi secret que puissant des consultants qui ont pris le pouvoir au cœur de la Santé, la Défense, l’Education et dans bien d’autres secteurs stratégiques. La commission d‘enquête sénatoriale sur l’influence des cabinets de conseil confirme, dans un rapport, les révélations du livre.

« L’histoire de cette infiltration n’a jamais été racontée et cette prise de pouvoir encore moins démocratiquement approuvée. Les choses se sont faites par acceptations ou résignations successives, il ne s’agit en rien d’une conspiration. L’État a payé pour se dissoudre et dépense chaque année toujours plus pour s’effacer. C’est l’histoire d’un putsch progressif, presque rampant, sans effusion de sang mais qui, de l’intérieur, a changé la France », peut-on lire.

Un Etat soumis

Le plus stupéfiant est que cette mutation s’est opérée avec un Etat consentant, voire soumis. Plusieurs clés d’explication sont données par les auteurs, d’abord ce qu’ils appellent l’« endogamie de la classe dirigeante » et « l’hybridation des élites ». A la tête de la haute administration et de ces cabinets de conseil, on retrouve les mêmes profils, issus des mêmes grandes écoles (ENA, HEC, Essec, etc.). Et l’on sait que les allers-retours des uns aux autres sont fréquents.

Dans le même temps, les ministres appartenant aux gouvernements de droite ou de gauche ont perdu confiance dans leur administration jugée trop lourde et vieillotte. Les cabinets de conseil sont donc venus au chevet d’administrations qu’il fallait moderniser. Ils ont importé la culture du « lean management », soit la gestion de la production fondée sur la rentabilité, précisent encore les auteurs.

 Une demande de données ouvertes

Il aura fallu la révélation par Politico, en janvier 2021, du rôle du cabinet de conseil McKinsey en appui de la campagne de vaccination française pour faire imploser une mécanique bien huilée. La polémique qui a suivi conduit à l’ouverture d’une commission d’enquête sénatoriale sur l’influence des cabinets de conseils privés.

Cette commission est une réponse à la polémique grossissante sur le rôle de plusieurs de ces entreprises privées dans la gestion de la pandémie de Covid-19. Elle démontre de façon implacable qu’il ne s’agit pas d’un épiphénomène, fruit d’une crise sanitaire exceptionnelle. Les sénateurs ont épluché la liste des contrats passés par les ministères avec les cabinets de conseil et leurs montants. Verdict : l’Etat a dépensé plus de 1 milliard d’euros en 2021 pour ces missions, la moitié en conseil informatique, l’autre en stratégie et organisation.

« Il n’existe pas de base de données centralisée permettant de dénombrer et d’analyser les missions des consultants pour la sphère publique. En ces circonstances, il devient « difficile, tant pour l’Etat que pour la société civile, de disposer d’un regard objectif sur la place qu’occupent ces cabinets dans les politiques publiques », conclut la commission d’enquête.

Pour y remédier, elle se prononce en faveur de la publication de ces données chaque année en annexe de la loi de finances, sous la forme de données ouvertes.

 

« Les Infiltrés – Comment les cabinets de conseils ont pris le contrôle de l’État », Editions Allary, 2022


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