OPINION

Le troisième mouvement nucléaire de la Vivaldi

Le Premier ministre, Alexander De Croo, entouré de de deux vices-Premiers ministres et de la ministre de l'Energie. BELGA

La forme musicale du concerto est composée de trois mouvements, un rapide, un lent et un troisième également rapide. Dans le domaine du nucléaire, la Vivaldi a joué un morceau rapide en confirmant d’entrée de jeu la sortie du nucléaire. La partie lente est celle qui vient de se terminer ce 18 mars. A présent, il reste la troisième partie qui devrait être rapide tellement on a perdu du temps et qui va coûter très cher aux consommateurs belges. Réhabiliter l’énergie nucléaire avec réalisme et conviction est une nécessité urgente.

Il aura donc fallu que Vladimir Poutine fasse tuer des milliers d’Ukrainiens pour que les écologistes empêtrés dans leur désuet dogme antinucléaire acceptent du bout des lèvres que deux centrales nucléaires belges soient indispensables. Pendant des années, notamment autour du professeur André Berger, nous n’avons eu de cesse d’écrire aux divers informateurs et formateurs des gouvernements et à l’ensemble de la classe politique belge, comme le rappelait LPost le 18 mars 2021, qu’il était impensable de se passer de centrales nucléaires. Avec beaucoup d’autres, notamment les organisations 100 TWh, Keep the light on et WeCare, ainsi qu’une lettre de la Société Européenne des Ingénieurs et Industriels au Premier ministre signée par 90 ingénieurs, nous nous n’avons pas relâché nos efforts pour insister sur l’incohérence économique, sociétale et géopolitique de la fermeture des centrales nucléaires belges.

Il a fallu non pas le bon sens, mais la mort et la fuite massive des Ukrainiens et une crise énergétique proche de celles de la décennie 1970 pour qu’une demi-solution soit acceptée.

Nous félicitons le ministre David Clarinval qui a négocié une porte de sortie lors de la formation de la Vivaldi, l’ancienne ministre Marie-Christine Marghem, qui, connaissant le dossier, savait qu’il était impossible de se passer de ces centrales, et le président du MR, Georges-Louis Bouchez, qui a compris que le temps de l’« énergétiquement correct » était dépassé. Seuls contre toute la classe politique au pouvoir, ils ont d’abord mis une clause de sauvegarde dans l’accord gouvernemental et ils l’ont déclenchée à la fin de 2021, comme le prévoyait l’accord. Pourtant la raison n’a pas suffi, car à l’échéance de décembre 2021, les partis de gouvernement, à l’exception du MR, donnaient encore priorité à leur supposée supériorité morale de la sortie du nucléaire.

Il a fallu non pas le bon sens, mais la mort et la fuite massive des Ukrainiens et une crise énergétique proche de celles de la décennie 1970 pour qu’une demi-solution soit acceptée.

Demi-solution

Une demi-solution, car poursuivre le fonctionnement de seulement deux centrales nucléaires (2 GWe sur les 6 GWe installés) est insuffisant. Commençons par faire correspondre les termes à la réalité et non à l’idéologie. Ainsi, l’ancien ministre de l’Énergie, Jean-Pol Poncelet a expliqué sur LN24 que puisque les centrales belges fonctionnent bien, il s’agit de « poursuivre » leur exploitation et non pas de les « prolonger », comme si l’on décidait contre toute évidence d’aller au-delà d’une date limite. Ensuite, il n’y a aucune « fissure » dans les cuves, mais des microbulles d’hydrogène qui ont été créées lors du forgeage des cuves. Cela a été démontré par des rapports scientifiques et académiques, et de l’autorité de contrôle. Celle-ci ne permettrait d’ailleurs jamais des centrales nucléaires « fissurées », car dangereuses. J’invite les journalistes à le vérifier par eux-mêmes et à utiliser le terme adéquat et qui correspond à la réalité.

Pourquoi poursuivre l’exploitation de deux centrales n’est-il pas suffisant ? Parce que cela ne représente que le tiers de notre production nucléaire actuelle (environ 52 % de la consommation d’électricité). Il convient donc de passer sans tarder au troisième mouvement de la Vivaldi.

La Belgique veut-elle prendre une place dans l’électrification de l’Afrique ? Cette électrification se fera, avec ou sans nous.

Le nucléaire, énergie d’avenir

L’électrification de la société, bien que née en 1879, en est encore à ses débuts. Le simple recours à une sidérurgie plus électrique, la numérisation et le développement des véhicules électriques feront exploser la demande en électricité. J’ai déjà montré que remplacer 10 % des véhicules thermiques par des véhicules électriques exigerait un doublement de la capacité installée actuelle. Un contradicteur a réagi en prétendant que « l’on peut s’arranger » ! En effet, dans la logique de rationnement et de soumission des libertés chère aux écologistes, il faudrait charger sa voiture lorsque la smart grid le permettra. Cette nouvelle manière de gérer le réseau électrique est d’abord un principe de rationnement et de gestion de celui-ci dans le cadre d’une production limitée d’énergie. Le problème, c’est que la Smart grid n’existe pas encore et qu’il faudra chèrement la payer. Je ne dénigre pas du tout les véhicules électriques. Mais je tiens à expliquer que leur développement exige l’installation de capacités supplémentaires très importantes, afin de fournir la puissance — et non pas l’énergie — à la recharge. Sans quoi on risque de « faire sauter les plombs », c’est-à-dire de créer des blackouts à répétition.

Il convient donc de prolonger au moins 4 centrales nucléaires. Mon collègue Pierre Kunsch a produit tous les calculs justifiant cette affirmation.

Relancer l’énergie nucléaire

Les besoins en énergie (en particulier en électricité) dans le monde sont énormes. La moitié de la population africaine n’a pas accès au réseau électrique, et celle qui y a accès ne bénéficie que de quelques heures de fourniture par jour, aléatoires. Le diesel y est une des principales sources d’énergie primaire pour la génération d’électricité, pour alimenter des groupes électrogènes individuels. La Belgique veut-elle prendre une place dans l’électrification de l’Afrique ? Cette électrification se fera, avec ou sans nous.

Les perspectives qu’ouvrent les réacteurs SMR (small modular reactor) par leur petite taille, leur construction en atelier et leur modularité vont aussi ouvrir l’énergie nucléaire dans les pays de l’OCDE, mais ailleurs également. C’est encore un peu éloigné dans le temps, mais il faut s’y préparer. En juin 1955, Paul-Henri Spaak et les cinq autres ministres des Affaires étrangères se réunirent à Messine. Ceux qu’on appelait à l’époque Les Six, avaient dit qu’il n’y aurait pas d’avenir sans énergie abondante et bon marché, c’est-à-dire sans énergie nucléaire. Ce qui conduisit à la naissance de l’Euratom. Ils voyaient l’avenir de l’énergie nucléaire dans quelques décennies. Elle arriva de manière significative et déterminante au début des années 1980 au moment le plus important pour répondre aux chocs pétroliers de 1973 et surtout de 1979. Avec le Professeur Mund, nous avons montré l’importance cruciale du temps dans la mise en œuvre des politiques énergétiques.

Les perspectives qu’ouvrent les réacteurs SMR (small modular reactor) par leur petite taille, leur construction en atelier et leur modularité vont aussi ouvrir l’énergie nucléaire dans les pays de l’OCDE, mais ailleurs également.

En attendant l’arrivée des centrales de nouvelle génération, il est tout à fait envisageable d’opérer le carénage et d’étendre l’exploitation des centrales jusqu’à 60 voire 80 ans. C’est déjà le cas aux États-Unis. C’est la solution préconisée dans un rapport de 2020 de la NEA-OECD « Projected Costs of Generating Electricity ». Cela permettrait de raccorder la génération actuelle avec le nucléaire nouveau (SMR et Gen-IV).

La proposition de loi Marghem

Le temps étant long en énergie, l’avenir se prépare longtemps à l’avance. Pour cela, le principe de base est qu’il ne faut exclure à priori aucune source d’énergie, comme l’avait montré le livre vert sur la sécurité d’approvisionnement énergétique de la Commission européenne en octobre 2000. C’est pour cela qu’il convient d’adopter la proposition de loi que Marie-Christine Marghem vient de déposer. Elle vise à renforcer la sécurité d’approvisionnement en électricité, la maîtrise des coûts du mix électrique, et à permettre le déploiement de centrales nucléaires de nouvelle génération sur le territoire. Le premier objectif de cette proposition est déjà atteint puisque les centrales Doel 4 et Tihange 3 sont autorisées à poursuivre leur exploitation. Le deuxième objectif de la proposition est de rendre possible, en abrogeant l’article 3 de la loi du 31 janvier 2003 qui l’en empêche, l’émergence et la création en Belgique de nouvelles technologies nucléaires durables. En effet, le développement de ces nouvelles technologies ne peut exister sans le maintien des centrales nucléaires les plus récentes et de l’expertise qui y est associée. D’autre part, sans la levée des barrières légales au développement, à l’utilisation et à la création en Belgique de ces technologies nucléaires durables d’une nouvelle génération.

Cela signifie aussi donner une visibilité à cette énergie afin que des jeunes — à l’instar de ceux des années 1960 -1970 — se passionnent pour cette solution d’avenir. Nous étions à un doigt de perdre l’expertise professionnelle, scientifique et académique exemplaire en matière nucléaire accumulée pendant 60 ans. Il faut à présent accélérer ce mouvement. D’ailleurs, des jeunes ont anticipé cette réalité. Ces dernières années, ils se sont inscrits plus qu’avant aux cours sur la science et la technologie nucléaire dans nos universités.   Le scientifique nucléaire belge Hamid Aït Abderrahim l’a d’ailleurs souligné le 28 octobre dernier lors des 50 ans de la société nucléaire belge.

Arrêter l’utopie éolienne et relancer une véritable politique d’efficacité énergétique

Dans le marchandage politique que la Vivaldi a dû effectuer afin que les écologistes ne perdent pas complètement la face, il est prévu de dépenser 1,14 milliard d’euros pour la « politique verte ». Ayant été chargé de leur promotion à la Commission européenne, j’explique depuis des années que l’UE ne pourra pas aller plus loin dans sa production d’énergie renouvelable intermittente. En effet, nous avons d’une part atteint le maximum du raisonnable tant du point de vue de la gestion du réseau que de surcoûts supportables par la population et les finances publiques. D’autre part, à l’exception de quelques États membres et de la Commission européenne, beaucoup ont perdu leurs illusions quant au potentiel de l’énergie éolienne et solaire. La meilleure preuve, bien qu’évidente, est ignorée : la directive 2009/28 obligeait les États membres à produire des énergies renouvelables, tandis que la directive 2018/2001 ne les y oblige plus, seul l’objectif commun est obligatoire. Imagine-t-on en 2030 la Commission trainer l’UE devant la Cour de justice pour non-respect de sa propre obligation ? Les États membres ont ainsi refusé toute obligation que leur imposeraient la Commission et le Parlement. Par ailleurs, si les énergies renouvelables intermittentes avaient du sens économique, mais même environnemental, il n’y aurait pas besoin de directives qu’elles s’imposent d’elles-mêmes. L’UE a beau discuter pour l’instant une nouvelle directive pour imposer 40 % d’énergies renouvelables en 2030 — dans 7 ans ! — il n’en sera rien. On peut concevoir qu’il était nécessaire pendant un temps de montrer la faisabilité de leur production. Mais puisque le premier forçage du marché date de 2001 (directive 2001/77), après avoir dépensé plus de mille milliards pour atteindre un maigre 2,9 % d’énergie primaire, pourquoi faut-il s’entêter à imposer leur production ?

A l’exception de quelques États membres et de la Commission européenne, beaucoup ont perdu leurs illusions quant au potentiel de l’énergie éolienne et solaire.

Puisqu’il faut dépenser de l’argent — c’est ce qui semble l’objectif puisque dans le plan Covid, la Commission européenne met sur la table mille milliards qu’il faudra rembourser dans 40 ans —, autant le faire intelligemment. Si l’on veut bien mettre de côté l’idéologie verte et s’en tenir à la Raison, l’ensemble de cette manne financière que nos petits-enfants devront rembourser devrait être consacré à des mesures d’efficacité énergétique. Il n’y a que l’embarras du choix pour isoler nos immeubles. Oui à la protection de l’environnement, mais en priorité absolue à l’efficacité énergétique. Placer des panneaux solaires sur une maison non isolée comme on l’a fait si souvent pour des raisons financières et d’opportunité, c’est comme tenter de remplir d’eau une baignoire sans la bonde.

Quant à dépenser pour la « solution miracle » de l’hydrogène, rappelons que pendant 60 ans, les chercheurs du Centre de recherche de la Commission européenne ont montré que l’hydrogène ne sera jamais produit par électrolyse de l’eau. Ils ont découvert que cela ne sera possible qu’en ayant recours à des réacteurs nucléaires dits « à sels fondus » et « à haute température, refroidis au gaz ». Si la Belgique veut entrer dans la course de la société hydrogène, il est grotesque de penser importer de l’hydrogène de Namibie, un pays qui mande de tout. Il vaut mieux investir dans ces réacteurs, dont le développement est très avancé, et en tous cas beaucoup plus avancé que la fusion nucléaire ou la smart grid.

Le troisième mouvement énergétique de la Vivaldi doit être rapide. Rapidement et clairement à la population, celle-ci ne doit plus être influencée en matière d’énergie par l’idéologie et l’énergétiquement correct. Son bien-être, celui de ses enfants, mais aussi notre capacité à aider le monde en développement a besoin d’une énergie toujours plus abondante (et non la « sobriété »). Cette énergie doit également être bon marché. Si l’on ne passe pas par-là, on ne pourra pas réhabiliter l’électricité nucléaire, qui est l’avenir de l’électricité mondiale. Il est urgent de délivrer un message positif, de progrès et de bien-être. Après tout, cela ne nous a pas si mal réussi. La préoccupation des gouvernements et de la population européenne, qui se demandent comment on va pouvoir vivre — et non pas survivre — sans énergie abondante et bon marché le démontre.

Les derniers ouvrages de Samuele Furfari « Énergie tout va changer demain. Analyser le passé, comprendre l’avenir » et « L’utopie hydrogène »

Professeur en géopolitique de l’énergie
Président de la Société Européenne des Ingénieurs et Industriels
Docteur en Sciences appliquées, ingénieur polytechnicien