Mort de Daria Douguine : pourquoi son père Alexandre Douguine, serait-il visé ?
Alexandre Douguine et sa fille Daria. Samedi 20 août, vers 21h, à quarante kilomètres au sud-ouest de Moscou, une explosion a détruit le véhicule dans lequel circulait Daria Douguine (29 ans). La journaliste et politologue revenait d’un festival quand s’est produit l’attentat à la voiture piégée. Son père, Alexandre Douguine, un essayiste russe radical et proche du pouvoir, devait se trouver dans le véhicule avec sa fille avant de se raviser au dernier moment pour prendre un autre véhicule. Selon les premiers éléments de l’enquête ouverte pour homicide, c’est lui qui était visé. Il se dit de l’ultra-nationaliste russe, surnommé « Raspoutine » en raison de son influence, qu’il est l’oreille de Vladimir Poutine. L’homme est aussi partisan de la méthode radicale face à l’Ukraine. Les autorités russes ont donc rapidement évoqué « une piste ukrainienne relevant du terrorisme d’Etat », mais Kiev a démenti toute implication. Que sait-on de cette explosion quelques heures après les faits ? Quels sont les commanditaires ? Eléments de réponse.
Daria Douguine était journaliste et politologue, partisane, comme son père, d’un ultra-nationalisme russe. Dès l’invasion de l’Ukraine, elle s’était publiquement prononcée en faveur de la guerre et avait participé à divers voyages de presse dans le Donbass organisé par l’armée russe. La jeune femme était aussi la rédactrice en chef d’un site web de désinformation appelé United World International. Pour ces activités, Elle faisait partie des élites russes blacklistées par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union Européenne. Retour sur un binôme père/fille radical, figures de proue de la mouvance ultra-nationaliste orthodoxe russe, avec Claude Moniquet, expert en terrorisme et ancien agent de renseignement de la DGSE.
L-Post : Quel est le parcours académique et intellectuel de Daria Douguine ?
Claude Moniquet : Après avoir fait des études de philosophie à l’Université d’Etat de Moscou – un établissement qui reste prestigieux et qui a formé nombre de figures importantes du pays, que ce soit à l’ère soviétique ou après l’effondrement de l’ancien régime – elle a travaillé pour Russia Today, que Moscou présentait comme une chaîne « CNN russe » mais qui, au cours des années, s’est de plus en plus affirmée comme un organe de propagande et d’influence du Kremlin. Elle a aussi travaillé, sous le nom de sa mère, Platonova, pour Tsargrad, une chaîne lancée en 2015 par Konstantin Valeryevich Malofeev, un homme d’affaires russe connu pour être l’une des figures centrales du courant monarchiste russe. Tsargrad, dont le rédacteur en chef n’est autre qu’Alexandre Douguine, se veut une télévision défendant tout à la fois la religion orthodoxe et l’action de Vladimir Poutine. On notera que, depuis plus de dix ans, le nom de Malofeev a été mêlé à de nombreuses affaires sensibles. Très proche des autorités sécessionnistes pro-russes du Donbass, il aurait également été mêlé aux préparatifs de l’annexion de la Crimée, en 2014 et est réputé être proche du Groupe Wagner, cette « compagnie militaire privée » qui est un bras armé du Kremlin en Afrique centrale, au Sahel, en Syrie, en Lybie et en Ukraine. Et l’on peut ajouter que Malofeev et Vladimir Poutine se partagent le même confesseur, l’évêque Tikhon.
L-Post : Daria Douguine était-elle la cible de cet attentat ?
Comme militante, Darya Dougina assistait son père et assurait la liaison entre lui et l’extrême-droite européenne et américaine. Elle parlait très bien le français et fréquentait, entre autres, Marion Maréchal, la nièce de Marine Le Pen. Tant de par sa filiation que par son activité propre, elle était, malgré son jeune âge, une figure centrale de la propagande et de la désinformation russes, ce qui lui avait valu d’ailleurs, comme son père et comme Malofeev, d’être placée sur la liste des personnes sanctionnées à l’étranger. Ceci étant dit, malgré son profil militant, il est douteux qu’elle ait été la cible réelle de cet attentat qui visait plus probablement son père.
Les images de l'attentat qui a coûté la vie à Daria Douguine, le soir du samedi 20 août près de Moscou. AFP L-Post : A quel courant politique se rattache Alexandre Douguine ?
Si l’on s’en tient aux raccourcis-clavier, on pourrait qualifier Douguine de « fasciste », mais la réponse est plus complexe. Il faut remonter tout d’abord à ses origines. Né en 1962, il est le fils d’un officier supérieur du renseignement militaire soviétique, le GRU. Bien que son père ait quitté le domicile familial quand il était âgé de trois ou quatre ans, il est donc un enfant de la nomenklatura. Très jeune, il avait 18 ans, il rejoint le « groupe Yuzhinsky », une formation dissidente fascinée par l’occultisme et le satanisme et affiche une admiration certaine pour le nazisme et la figure d’Adolph Hitler. Cela lui vaudra une surveillance constante du KGB. Il se dit aussi, qu’interdit d’études, il se serait formé de manière autodidacte et aurait ainsi appris, seul, l’anglais, le français, l’italien et l’allemand. Toujours est-il qu’il passera plus tard deux doctorats, le premier en sciences politiques, en 2005, et le deuxième en sociologie, en 2011.
L-Post : Quels sont les axes principaux de son idéologie ?
En 1988, on retrouve Alexandre Douguine dans le groupe Pamyat, qui préfigure le fascisme russe qui va fleurir après la chute du régime. En 1989, il voyage en Europe où il rencontre des intellectuels fascistes qui auront une grande influence sur lui, entre autres l’Italien Claudio Mutti et le Belge Jean-François Thiriart. Plus tard, des militants de Pamyat, dont Douguine, seront proches du « nouveau » Parti Communiste. C’est à cette époque que se cristallise son idéologie. Elle doit beaucoup à Thiriart. Douguine recherche une synthèse du fascisme, du communisme et du tiers-mondisme, ce que l’on appellera la mouvance rouge-brun, qu’il oppose au libéralisme occidental « décadent » et à « l’impérialisme » américain. Pour combattre l’Occident et ses valeurs, il prône la création d’un empire euro-asiatique dont la Russie, au carrefour des deux univers, serait l’épine dorsale. Mais pour lui, la « Russie » dépasse largement les frontières de l’Etat russe et devrait envelopper tous les « russophones », voire une majorité de slaves.
L-Post : Et d’un point de vue religieux ?
Depuis une vingtaine d’années, Alexander Douguine ne cache pas son adhésion aux « Vieux Croyants », ce mouvement qui a rejeté les réformes « modernisant » la religion orthodoxe au 17ème siècle et a longtemps été persécuté. A ces trois axes fondamentaux – synthèse du fascisme et du communisme, ultranationalisme et « eurasianisme » et défense de l’orthodoxie – viennent s’ajouter des éléments spécifiques tels que le néopaganisme, une constante de certains milieux d’extrême-droite européens (NDLR : Le néopaganisme est un mouvement de résurgence du paganisme antique, influencé par l’apport de religions polythéistes extra-européennes, le folklore européen, l’ésotérisme et la sorcellerie)
L-Post : Son influence sur Vladimir Poutine est souvent avancée. Il serait même le « cerveau » du maître du Kremlin. Pour d’autres, ils ne se seraient jamais rencontrés. Qu’en est-il réellement ?
Etant donné l’opacité qui entoure le pouvoir russe depuis toujours – Churchill disait déjà « la Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme » – et qui s’est encore renforcée ces dernières années, il est difficile de trancher avec certitude. Ce qui est néanmoins certain, c’est que, par le biais de Malofeev, Douguine est, à minima, très proche de certains membres du « premier cercle » entourant Vladimir Poutine. Par ailleurs, ses livres ont une profonde influence dans certains milieux militaires russes, jusqu’au niveau de l’état-major et sont d’ailleurs utilisés dans l’enseignement des académies militaires. Il lui est également arrivé d’être invité à prendre la parole dans certaines manifestations de masse organisées par le Kremlin. Il a été, en tout cas, au moins jusqu’en 2014, un fervent soutien du maître du Kremlin et est toujours un inconditionnel de l’intervention militaire directe en Ukraine.
On ne voit pas l’intérêt que Kiev aurait à éliminer un idéologue qui n’a aucune implication directe dans les opérations militaires.
L-Post : Selon les enquêteurs russes, tout porte à croire que l’attentat au véhicule piégé a été planifié à l’avance et commandité. A qui profite le crime ?
Les milieux officiels russes et les médias qui lui sont liés – mais aussi certains milieux d’extrême droite européens- désignent la main de Zelenski et des services secrets Ukrainiens, mais on ne voit pas l’intérêt que Kiev, qui a d’autres soucis, aurait à éliminer un idéologue qui n’a aucune implication directe dans les opérations militaires. Il reste, dès lors, des pistes « russo-russes » : des rivaux ou des adversaires idéologiques, des « concurrents » – cette mouvance brasse énormément d’argent – ou encore des proches de Poutine. Si Douguine l’a soutenu et peut-être inspiré, il s’est éloigné de lui depuis quelques années, lui reprochant d’être sous la coupe de conseillers prônant le libéralisme économique ou encore de ne pas en faire assez en Ukraine. Mais étant donné ce que l’on sait de ce qui se passe à Moscou où l’entourage du nouveau tsar ressemble, de plus en plus, à une cour byzantine où se croisent comploteurs politiques, extrémistes de tous poils et corrompus, avides de se partager les énormes profits de la vente des matières premières, il y a gros à parier que l’on nous sortira des coupables sur mesures ou que ce crime rejoindra la longue liste de ceux qui, depuis l’accession de Vladimir Poutine au pouvoir, n’ont jamais été résolus…
