OPINION

Les échanges entre la Belgique et la Russie ont augmenté de 81%. Comment est-ce possible ?

Source : Observatory of Economic Complexity

Dans un article récent du New York Times du 30 octobre dernier[1],  on y apprend la manière dont la Russie continue à pouvoir financer sa guerre en Ukraine, alors qu’on ne lui donnait pas un mois. Elle continue même de commercer comme avant. Conscient de la difficulté, mais peu convaincu que les Occidentaux feraient front, Vladimir Poutine avait envisagé une guerre éclair en Ukraine, comme en 2014 avec la prise de la Crimée, également pour des raisons économiques. Plus vite le pays était pris, moins la Russie en paierait un prix élevé. Beaucoup ont cru que les sanctions venant de l’Occident mettraient rapidement à genoux le Kremlin, mais il n’en a rien été. 

Il y a des pays qui participent indirectement à cet effort de guerre, par l’achat de pétrole et de gaz à Moscou, comme la Chine ou l’Inde, mais aussi le Brésil et la Turquie, qui ont décuplé leurs importations. Mais l’on découvre d’autres pays insoupçonnés, qui en dépit de toutes les sanctions, ont largement accru leurs échanges avec la Russie depuis le 24 février et multiplié leurs exportations parfois de manière spectaculaire en direction de Moscou. C’est le cas de la Belgique, dont le New York Times nous annonce que le volume d’échanges commerciaux avec la Russie aurait bondi de 81% depuis février dernier (pour atteindre 1,4 milliard de dollars)[2]. Cela voudrait dire  aussi fournir des produits à Moscou dont elle ne dispose pas et qui peuvent lui servir à toutes fins.  Nous, grands moralistes permanents, nous enrichirions donc sur le dos de cette guerre menée contre l’Ukraine ?

Or, depuis le 24 février dernier et l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine, la Russie est sous le coup de plusieurs trains de sanctions économiques, dont on sait mois après mois les limites. Preuve en est, même si l’économie russe a pris du plomb dans l’aile depuis huit mois, elle continue de pouvoir mener sa guerre tambour battant avec ses alliés économiques mais également en continuant à commercer et vendre ses hydrocarbures à qui en souhaite. On sait que des pays comme la Chine et l’Inde ont vu leur importations d’hydrocarbures exploser depuis février depuis la Russie. On sait que des pays comme la Turquie, les Emirats Arabes Unis ou Israël n’ont pas imposé de sanctions à Moscou et continuent à commercer ou desservir librement les aéroports russes.

La Belgique exporte massivement en Russie

On sait moins que de nombreux pays plus proches de nous,  y compris au sein de l’Union européenne, auraient vu leurs exportations décupler en direction de la Russie depuis huit mois malgré une baisse des importations. Les sanctions ne seraient-elles donc acceptables que dans un sens ? Il semble en effet que l’exportations de nos produits vers un pays sous sanctions ne soit pas un problème. Ce serait même se tirer une balle dans le pied.

Voici le graphique qui pourrait susciter bientôt de nombreuses polémiques notamment à Bruxelles. Pourquoi ? Car l’on voit que nombre de pays ont réduit leurs échanges avec Moscou drastiquement comme les Etats-Unis, la Suède, le Royaume-Uni, mais qu’au fond nombre d’autres ont profité de la crise et ont exporté massivement en Russie. La Belgique se place juste en dessous le Brésil (+106%), lui-même en dessous largement de la Turquie (+198%) et de l’Inde au sommet du podium (+310%). Il faut questionner les sources du NYT et celles de l’Observatory of Economic Complexity  : certes, il est rare d’avoir si vite de tels chiffres définitifs, comme il est étrange de ne pas voir la source directe du journal si ce n’est les propres services graphiques du quotidien. Mais si les chiffres sont confirmés, ce que ne manqueront pas de nous dire prochainement politiques et journalistes en Belgique, il va falloir s’interroger sérieusement sur ce qui nous rapporte tant à l’export en Russie.

Au-delà de la question épineuse des diamants, peu utile en temps de guerre, quoi que, la Belgique a nombre de ses entreprises présentes là-bas depuis des années. Déjà, après l’annexion de la Crimée en 2014, et les sanctions qui ont suivi, une croissance de 20% des échanges commerciaux avait été constatée entre les deux pays.

Source : Observatory of Economic Complexity

En 2018, la Belgique faisait partie des 10 meilleurs partenaires économiques de Moscou : échanges d’hydrocarbures russes contre produits finis d’UCB, de Solvay et de GSK. A l’époque, et cité dans un article du Vif l’Express de 2018 par François Janne d’Othée, le vice-président russe de l’époque, Dmitri Rogozine, avait salué la Belgique et le fait « qu’aucune entreprise belge n’ait déserté la Russie depuis l’instauration des sanctions »[3]

Les limites des droits de l’homme

La question se pose à nouveau et renvoie à l’hypocrisie de tous les régimes de sanctions : seule la realpolitik compte au fond et l’intérêt des nations. Doit-on/ peut-on reprocher à nos industries de pointe de continuer à commercer en temps de guerre ? Cela pose alors la question de nos industries chimiques comme par essence de nos industries d’armement.

Ce qui interroge encore plus et qu’ont commencé à soulever quelques politiques en Belgique : pourquoi aucun officiel belge ne s’est-il encore rendu à Kiev comme toute la procession de chefs d’Etats d’Europe et d’ailleurs depuis le début de l’invasion ? Quelque chose à cacher pour ne pas froisser Kiev ou Moscou ? Business is business as usual mais on voit bien au fond que le « droitdelhommisme » à ses limites que la raison ignore. Tout le monde continue à faire des affaires avec la Russie et c’est aussi cela qui renforce le régime de Poutine : ce fameux isolement que l’Occident espérait tant n’a jamais eu lieu. Et ce refus commence à côté de chez nous. Selon des analystes repris dans l’article cité du Morgen, les chiffres devraient diminuer à l’avenir, car les chiffres ont toujours, selon eux, du retard sur l’actualité.

Sébastien Boussois

Docteur en sciences politiques, chercheur Moyen-Orient  relations euro-arabes/ terrorisme et radicalisation, enseignant en relations internationales, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et du NORDIC CENTER FOR CONFLICT TRANSFORMATION (NCCT Stockholm)

[1] https://www.nytimes.com/interactive/2022/10/30/business/economy/russia-trade-ukraine-war.html?smid=nytcore-ios-share&referringSource=articleShare

[2] Peu repris par la presse francophone mais déjà repris par Het Laatste Niews et De Morgen le 3 novembre https://www.demorgen.be/nieuws/live-zelensky-atoomagentschap-levert-onweerlegbaar-bewijs-dat-oekraine-niet-aan-vuile-bommen-werkt~b38bed0a/

[3] Bons baisers de Russie, Le Vif l’Express, François Janne d’Othée, 22 février 2018.