QATARGATE AU PARLEMENT EUROPEEN

Qatargate : Eva Kaili maintenue en détention, une autre personne inquiétée

Cette photo d'archive fournie par le ministère du Travail du Qatar montre le ministre du Travail de l'émirat du Golfe Ali bin Samikh al-Marri lors d'une réunion avec la vice-présidente du Parlement européen Eva Kaili à Doha le 31 octobre 2022. AFP

La Chambre du conseil de Bruxelles a confirmé, jeudi, soir la détention préventive de la vice-présidente grecque du Parlement européen, Eva Kaili. Ses avocats avaient demandé sa libération et son placement sous bracelet électronique, mais elle restera en prison pour un mois : ses explications n’ont, manifestement, pas convaincu les juges. L’investigation s’est, par ailleurs, également concentrée sur une autre personnalité : Eldar Mamedov. Il ne s’agit pas, cette fois, d’un parlementaire ni d’un assistant, mais d’un important conseiller politique (de nationalité lettone) du groupe socialiste au Parlement, actif dans ce rôle depuis plus de 13 ans. A l’initiative de son propre groupe (S&D), Eldar Mamedov a été suspendu pour « faute grave » et que le même groupe a, dans la foulée, prévenu les autorités belges. Le point sur l’enquête, laquelle pourrait encore livrer de nombreuses surprises dans les semaines à venir.

Eva Kaili est en aveux partiels : oui, elle savait que de grosses sommes d’argent liquide transitaient par son appartement. Mais non, elle n’a jamais été corrompue, quoique l’on puisse penser de ses étonnantes prises de position dans lesquelles elle estimait que le Qatar était un « exemple pour le monde » en matière de respect du droit du travail. Ses explications sont, manifestement, loin d’avoir convaincu les juges qui ont rendu leur décision en début de soirée.

Maître Michalis Dimitrakopoulos, l’un des avocats de l’eurodéputée socialiste grecque déclarait jeudi à Euronews : « La seule chose que je peux dire est qu’Eva Kaili est innocente […] Elle se sent trahie par son partenaire. Elle lui faisait confiance et il l’a trahie… ». En audition, pourtant, la parlementaire grecque aurait « admis avoir donné pour consigne à son père de dissimuler une grosse partie de l’argent cash se trouvant chez elle », écrivent nos confrères des quotidiens « Le Soir » et « La Repubblica ». Et le fait est que, dans la tumultueuse journée du 9 décembre, les enquêteurs ont bel et bien interpellé le géniteur de Mme Kaili à la porte du Sofitel de la place Jourdan, en plein « quartier européen » de Bruxelles.

L’homme avait alors en sa possession une valise contenant plusieurs centaines de milliers d’euros en petites coupures. Dans le mandat d’arrêt à sa charge, le juge Michel Claise écrit d’ailleurs, toujours d’après les deux quotidiens : « L’inculpée reconnaît avoir donné pour instruction à son père de dissimuler l’argent… Elle déclare qu’elle connaissait par le passé l’activité de son époux (Francesco Giorgi, l’un des autres inculpés) avec M. Panzeri et que des valises de billets ont transité par son appartement ». Les avocats de l’ancienne vice-présidente du Parlement démentent vigoureusement ces assertions. L’enquête départagera donc les uns et les autres.

Cette photo non datée montre la vice-présidente du Parlement européen grec Eva Kaili (R) et son partenaire Francesco Giorgi, assistant parlementaire du groupe Socialistes et démocrates du Parlement européen, tous deux impliqués dans une enquête de corruption impliquant le Qatar. AFP

La vice-présidente du parlement européen, Eva Kaili et son compagnon Francesco Giorgi. (AFP).

L’enquête est d’ailleurs en train de prendre sa vitesse de croisière. Bas du formulaire

Entrée dans sa phase visible le 9 décembre dernier avec une vague de perquisitions et d’arrestations, elle n’en est pourtant, d’après plusieurs de nos interlocuteurs ayant une bonne connaissance du dossier et avec lesquels nous avons pu nous entretenir, qu’à ses débuts et pourrait encore offrir « de nombreuses surprises » dans les semaines à venir.

Sur la piste des corrupteurs actifs, des corrompus et de l’argent

Plusieurs axes sont poursuivis simultanément : l’identification de tous les suspects (entre autres les « corrupteurs actifs » ayant distribué l’argent et les « corrompus passifs » l’ayant reçu) bien entendu, mais aussi l’étendue exacte de l’organisation criminelle ayant sévi à Bruxelles et à Strasbourg (quels sont, par exemple, les organisations qui ont été utilisé par le principal suspect, l’ancien député socialiste italien Pier-Antonio Panzeri et ses complices pour influencer les décisions du Parlement, voire de la Commission européenne ?), les intérêts qui ont été ainsi été défendus (on cite, à ce jour, le Qatar et le Maroc, mais d’autres ont pu bénéficier des bons offices de la véritable « centrale corruptrice » que semble avoir mis sur pied par l’Italien Panzeri) et, bien entendu, les sommes en jeu.

L’argent d’abord : « Pour le moment, nous ne parlons que du Qatar et du Maroc. Mais dans les deux cas, qu’il s’agisse de défendre l’attribution de la Coupe du Monde à Doha et le traitement des travailleurs immigrés sur place ou des dossiers liés au Maroc, et qui concernent essentiellement les accords de pêche avec l’Europe, on est en fin de course : le gros de la manœuvre est passé et a duré plusieurs années. Or, on trouve encore, chez les principaux inculpés, plus d’un million et demi d’euros. Cela permet de penser que des sommes nettement plus importantes ont transité entre les mains des suspects ces dernières années… Surtout si d’autre pays ou d’autres individus ont également eu recours à l’organisation Panzeri ».

Un « sujet d’intérêt » particulier : Marc Tarabella

Les suspects ensuite, A ce niveau, le nom de l’eurodéputé belge Marc Tarabella revient avec de plus en plus d’insistance. Pour rappel, non seulement les bureaux d’un de ses assistants a été perquisitionné, mais ce fut également le cas de son domicile privé, à Anthisnes. Or ce traitement (qui nécessitait la présence de la présidente du Parlement, M. Tarabella étant couvert par l’immunité parlementaire) a été épargné à Maria Arena, dont le nom est pourtant cité dans le dossier et dont un assistant a également été perquisitionné. De là à penser que Tarabella intéresse plus les enquêteurs qu’Arena, il n’y a évidemment qu’un pas. D’autant qu’il serait formellement mis en cause dans les premières dépositions du principal inculpé, Pier-Antonio Panzeri et de son « lieutenant », Francesco Giorgi, le compagnon d’Eva Kaili.

Mercredi 21 décembre, l’investigation s’est, par ailleurs, également concentrée sur une autre personnalité : Eldar Mamedov.

Il ne s’agit pas, cette fois, d’un parlementaire ni d’un assistant, mais d’un important conseiller politique (de nationalité lettone) du groupe socialiste au Parlement, actif dans ce rôle depuis plus de 13 ans. Le rôle de ces conseillers politiques est fondamental : ils participent de très près à l’élaboration des agendas des réunions des commissions, ont la haute main sur les experts qui y sont invités et, le plus souvent, ils rédigent les avant-projets de résolutions qui seront ensuite votés en commission et (s’ils sont adoptés), passeront ensuite en séance plénière. Et, bien entendu, ils conseillent les groupes parlementaires auxquels ils sont attachés et, donc, « orientent » les prises de position et les votes des parlementaires.

Suspension du conseiller Mamedov par le groupe socialiste

C’est dire que l’implication d’un conseiller dans ce schéma corruptif est d’une toute autre gravité que celle d’un simple assistant.  Signalons au passage que, à l’initiative de son propre groupe (S&D), Monsieur Mamedov a été suspendu pour « faute grave » et que le même groupe a, dans la foulée, prévenu les autorités belges.

Les bureaux de Mamedov à Bruxelles et à Strasbourg ont immédiatement été placés sous scellés, étape préalable à de prochaines perquisitions. Monsieur Mamedov ne s’était pas seulement fait l’avocat du Qatar : il s’était également opposé à la désignation de la Russie comme « Etat sponsor du terrorisme » et prenait régulièrement position pour que le groupe socialiste adopte une position plus tolérante vis-vis de… l’Iran.

Autre sujet d’intérêt pour le juge Claise et ses enquêteurs : l’eurodéputé italien Andrea Cozzolino, un proche de Panzeri qui a demandé à être entendu par le juge pour défendre son honneur. Présumé innocent, soulignons-le, Monsieur Cozzolino est mis en cause par Francesco Giorgi.

Cette photo publiée le 13 décembre 2022 par la police fédérale belge montre l'argent saisi au domicile de l'ancien membre italien du Parlement européen Pier Antonio Panzeri et dans l'appartement de la vice-présidente grecque du Parlement européen Eva Kaili et dans la chambre d'hôtel de son père. AFP

Des milliers d’euros saisis chez les principaux suspects. Au total, plus de 1,5 million d’euros. (AFP)

Des questions pour la Commission européenne

Pour ce qui est du « réseau Panzeri » lui-même, on sait maintenant que si Pier-Antonio Panzeri était la cheville ouvrière du groupe, son principal lieutenant semble être Franceso Giorgi, assistant parlementaire socialiste italien et compagnon de Mme Kaili avec laquelle il cohabitait à Bruxelles et avait créé une société immobilière à Athènes (tous les biens du couple et de la famille d’Eva Kaili en Grèce ont été placés sous séquestre).

C’est Franceso Giorgi qui était chargé de centraliser et de redistribuer l’argent recueilli par Panzeri auprès de ses « clients ». Or Panzeri avait créé et dirigeait deux ONG bruxelloises sensées défendre « les droits de l’homme » : « Fight impunity » (2019) et « No peace without justice » (1993). Cette deuxième organisation aurait perçu, dans des conditions qui restent à éclaircir, des subventions de la Commission européenne. Les auditions de l’épouse de l’ancien député et de sa fille, toutes deux interpellées dans le nord de l’Italie, permettront peut-être d’en savoir plus sur ce volet.

Autre point qui intéressera certainement les enquêteurs dans l’avenir proche : l’implication possible de membres ou d’anciens membres de la Commission européenne. Ainsi, l’ancien commissaire (grec) Dimitris Avramopoulos a perçu 60 000 euros pour sa fonction d’administrateur de l’une des ONG de Panzeri… Pourquoi ?

Une question de plus pour une enquête qui pourrait rapidement devenir le feuilleton de l’hiver et qui fait trembler les institutions européennes.

D’autant que l’on sait que l’enquête judiciaire proprement dite a été précédée de plusieurs mois de travail de la Sûreté de l’Etat (et, nous dit-on, avec insistance, d’autres services de renseignement européens…). C’est grâce à l’utilisation de « méthodes spéciales d’enquête », entre autres des caméras introduites clandestinement chez Panzeri, que les agents de la Sûreté ont pu le voir compter ses liasses de cash. Et c’est ce qui a amené ce service à déclassifier une partie de ses dossiers et à les faire parvenir à la justice. Et qui sait ce que contiennent encore les sacs à malice des services de renseignements impliqués dans l’enquête ?

Hugues Krasner