UN MINISTRE DE LA JUSTICE EN FONCTION RENVOYE DEVANT LA JUSTICE

France : le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, sera jugé pour prise illégale d’intérêt

Le ministre français de la Justice Eric Dupond-Moretti (à droite) dévoile une plaque d’inauguration d’un centre de réhabilitation d'anciens détenus (Structure d'accompagne-ment vers la sortie/SAS) au Pontet, près d'Avignon, dans le sud de la France, le 28 juillet 2023. AFP

Potentiellement, ce pourrait être une première en France. Un ministre de la République en exercice qui comparaîtrait devant la justice. Et là, ce n’est plus du conditionnel après l’annonce, ce 28 juillet 2023, de la Cour de Cassation de Paris, de confirmer la décision de renvoi devant la Cour de Justice de la République (CJR) d’Eric Dupond-Moretti, ministre de la Justice et Garde des Sceaux depuis le 6 juillet 2020 dans les gouvernements successivement menés par Jean Castex et Elisabeth Borne. Une affaire de prise illégale d’intérêts, remontant à l’époque où il était avocat, vise le ministre de la Justice également soupçonné d’« avoir profité de sa fonction de ministre pour régler des comptes avec des magistrats auxquels il s’était opposé dans sa première vie d’avocat »… Un procès qui, même si la date n’est pas encore fixée, pourrait avoir lieu en novembre prochain…

Le 7 juillet dernier, l’assemblée plénière de la CJR (seule instance à pouvoir juger un membre du gouvernement « ayant commis des délits ou des crimes dans l’exercice de sa fonction ») avait étudié les huit renvois d’Eric Dupont-Moretti. Et la Cour de Cassation a, ce 28 juillet, donc confirmé le prochain procès du ministre.

Sérénité affichée

En visite « de travail » au Pontet (Vaucluse) ce 28 juillet, Dupond-Moretti a très brièvement commenté l’information : « Je suis d’abord à la tâche, vous l’avez vu, et puis je répondrai le moment venu, chaque chose en son temps ». De son côté, un de ses avocats expliquait : « M. Dupond-Moretti attend avec confiance son procès devant la Cour de justice de la République. L’audience mettra en lumière l’inexistence d’un quelconque conflit d’intérêts dans cette affaire ».

Je suis d’abord à la tâche, vous l’avez vu, et puis je répondrai le moment venu, chaque chose en son temps.

Une information judiciaire a été ouverte début 2021. Suivie d’une mise en examen à l’été 2021. Dans un premier dossier figure une enquête administrative lancée en septembre 2020 : trois magistrats du Parquet national financier (PNF) avaient ausculté les « fadettes » (factures téléphoniques détaillées) d’Eric Dupond-Moretti, alors avocat. Les trois magistrats voulaient vérifier si l’avocat n’était pas la « taupe » qui aurait averti l’ex-Président de la République, Nicolas Sarkozy, de sa mise sur écoute dans une affaire de corruption dans laquelle il apparaissait sous le pseudonyme de Paul Bismuth. Jusqu’à ce jour, alors qu’en tant que ministre, il a déclenché des enquêtes contre des magistrats et accusé la CJR d’« une instruction à charge », Dupond-Moretti n’a pas changé d’un millimètre sa défense : « Je n’ai fait que suivre les recommandations de mon administration ».

Soutenu par la Première ministre

Avocat du 11 décembre 1984 au 6 juillet 2020, il a vite accédé au statut de star du barreau. Dans le monde de la justice, il est surnommé « l’Ogre du Nord » (référence à sa naissance à Douai, sous-préfecture du département du Nord) ou encore « Acquittator » (référence au nombre impressionnant d’acquittements qu’il a obtenus à l’issue des procès), et détesté par la majorité des magistrats en bagarre « historique » avec les avocats. D’ailleurs, sa nomination au ministère de la Justice en juillet 2020 avait été accueillie comme une « provocation du chef de l’Etat à l’égard de la magistrature »…

Nous prenons acte de la décision. Le Garde des Sceaux est présumé innocent. Les procédures judiciaires se poursuivent en toute indépendance. Il a toute la confiance de la Première ministre.

A 62 ans, il s’est imposé comme un des éléments essentiels du gouvernement, assuré du soutien indéfectible du Président de la République Emmanuel Macron. Et si, en cette fin de mois de juillet après l’annonce de la Cour de Cassation, les syndicats de magistrats ont indiqué que « cette situation inédite décrédibilise le Garde des Sceaux et affaiblit par ricochet l’institution judiciaire », la Première ministre Elisabeth Borne n’y est pas allée par quatre chemins pour renouveler son soutien à Eric Dupond-Moretti par un communiqué de son cabinet : « Nous prenons acte de la décision. Le Garde des Sceaux est présumé innocent. Les procédures judiciaires se poursuivent en toute indépendance. Il a toute la confiance de la Première ministre ».

Toutefois, dans le monde politique français, certains réclament la démission d’Eric Dupond-Moretti. Pour l’heure, il n’en sera rien. Parce que, tant à la Présidence de la République à l’Elysée qu’à Matignon avec la Première ministre, on rappelle qu’il a juridiquement le droit de demeurer à son poste ministériel. Seule, y explique-t-on, une condamnation pourrait convaincre le pouvoir de se séparer d’Éric Dupond-Moretti, ou si la pression politique devenait intenable. Réponse, très certainement, en novembre prochain…

Serge Bressan (à Paris)