Evguéni Prigogine, le patron autrefois tout-puissant du « Groupe Wagner » est mort mercredi soir 23 août dans un crash d’avion. Une véritable exécution, au grand jour, qui, une fois de plus, nous en dit beaucoup sur la nature du régime en place à Moscou. Et une leçon pour tous ceux qui, demain, voudraient défier le maître du Kremlin : s’ils échouent, c’est la mort qui les attend… Parcours et derniers instants du fondateur du groupe paramilitaire le plus craint dans le monde.
Evguéni Prigojine est mort. La nouvelle, d’abord mise au conditionnel, a commencé à se répandre mercredi soir un peu avant 19h30 (20h30 à Moscou). On apprenait alors qu’un « avion privé » transportant 10 personnes et effectuant une liaison entre Moscou et Saint-Pétersbourg s’était écrasé dans la région de Tver et qu’il n’y avait « pas de survivant ».
Immédiatement, les trois principales agences de presse russes – RIA-Novosti, Tass et Interfax – annonçaient que le nom d’Evguéni Prigogine « figurait sur la liste des passagers ». Une heure plus tard, un canal Telegram du Groupe Wagner confirmait la mort de son chef, bientôt relayé par Rossaviatsia, l’agence russe du transport aérien. Aucun commentaire n’est arrivé du Kremlin, mais une enquête a été ouverte. Peu d’observateurs en attendent la vérité.
Mais pour tous les familiers de la vie politique russe, la surprise ne tient pas tant au décès du chef du Groupe Wagner, mais au fait qu’il ait survécu aussi longtemps : il y a en effet deux mois, jour pour jour, qu’il avait défié le pouvoir suprême en déclenchant une rébellion de vingt-quatre heures et en marchant sur Moscou.
Pour tous les familiers de la vie politique russe, la surprise ne tient pas tant au décès du chef du Groupe Wagner, mais au fait qu’il ait survécu aussi longtemps.
Un parcours romanesque
La vie d’Evguéni Prigogine se lit comme un roman. Il y a, dans ce personnage, quelque chose de balzacien. Né il y a 62 ans dans la ville qui s’appelait alors Leningrad, le jeune Evguéni aurait voulu devenir un sportif de haut niveau et fut inscrit par son beau-père (son père est décédé, alors qu’il était encore un enfant) dans un internat formant les futurs athlètes de l’ex-URSS. Mais il n’avait pas les qualités requises pour faire carrière.
En 1979, il a 18 ans lorsqu’il est arrêté une première fois pour vol, ce qui lui vaut une condamnation avec sursis. Deux ans plus tard, en 1981, une deuxième arrestation l’envoie derrière les barreaux pour 12 ans. Il en purgera neuf et sera libéré en 1990. A sa sortie de prison, et alors que les réformes de Mikhaïl Gorbatchev encouragent la création de petites entreprises privées, il se fait vendeur de hot-dogs. Cette fois, le succès est au rendez-vous et il est bientôt à la tête d’une petite chaîne de restauration rapide. L’argent lui permet d’ouvrir un restaurant plus haut-de-gamme sur une péniche ancrée à un quai de la Neva.
Une rencontre qui change sa vie
L’adresse devient rapidement l’une des plus courues de l’ancienne capitale impériale. C’est là qu’il fera la rencontre qui modifiera sa vie du tout au tout. Vladimir Poutine, alors protégé d’Anatoly Sobtchak, le maire de ce qui est redevenu Saint-Pétersbourg, fréquente l’établissement et les deux hommes sympathisent. Poutine lui procure un premier contrat – l’organisation des banquets officiels de la Mairie -, mais c’est l’installation de son protecteur à Moscou qui fera la fortune de Prigogine. En 1996, Poutine intègre l’administration présidentielle de Boris Eltsine. Il y occupera différentes fonctions avant d’être nommé à la tête du FSB (service du contre-espionnage russe) le 25 juillet 1998 et de devenir, un an après, Premier ministre. Quatre mois plus tard, le 31 décembre 1999, Eltsine démissionne et Vladimir Poutine devient président par intérim avant d’être élu à ce poste, le 26 mars 2000.
Officiellement, le groupe n’existe pas : les sociétés militaires privées (SMP) sont illégales en Russie. Officieusement, Wagner est le bras armé clandestin du Kremlin.
Pour Prigogine, ces années valent de l’or. Selon différentes sources, il aurait engrangé, grâce à son ami Président, des milliers de contrats qui lui font gagner plus de deux milliards de dollars : c’est lui qui approvisionne les cantines des écoles, puis les réfectoires militaires tout en se voyant confier l’organisation des banquets d’Etat.
Le Groupe Wagner, instrument des basses œuvres
Quelques années plus tard, c’est à celui qu’on surnomme désormais « le cuisinier du Président » que sont confiées la formation et la direction d’une unité militaire privée qui se fera bientôt connaître sous le nom de « Groupe Wagner ». Wagner recrute des militaires en rupture de ban, d’anciens voyous, des taulards à peine libérés et des militants néo-nazis. Officiellement, le groupe n’existe pas : les sociétés militaires privées (SMP) sont illégales en Russie. Officieusement, Wagner est le bras armé clandestin du Kremlin : une entité opaque, utilisée pour des coups de main ou des opérations clandestines dont la Russie ne peut ou ne veut revendiquer la paternité. Très proche du GRU (le renseignement militaire) directement actionné par le sommet du pouvoir, Wagner devient un rouage essentiel du pouvoir. Qu’on ait confié sa direction au « cuisinier » montre à quel point celui-ci jouit alors de la confiance de Vladimir Poutine.
En 2014, le groupe jouera un rôle clé dans l’annexion de la Crimée et dans les premiers combats dans la région du Donbass : à Sébastopol, ce sont les « petits hommes verts » de Wagner (des militaires dont l’uniforme ne porte aucun signe distinctif) qui prennent le contrôle des points névralgiques de Sébastopol.
Officiellement, Prigogine n’apparaît pas. Le patron en titre de Wagner est Dimitri Outkine, un ancien lieutenant-colonel des Spetsnaz (forces spéciales) du GRU, connu pour ses opinions nazies et suprémacistes. Parallèlement, il crée l’Internet Research Agency (IRA), qui se spécialise dans les campagnes de propagande en lignes et entretient des équipes de hackers. C’est via l’IRA que Prigogine, qui règne sur une galaxie de plusieurs centaines d’entreprises, développe ses « usines à trolls ». Militairement, Wagner est présent en Ukraine, mais également au Moyen-Orient (Syrie) et en Afrique (Libye, République Centrafricaine). Virtuellement, l’IRA et d’autres structures développent des campagnes de propagande anti-occidentales et interfèrent dans les élections, aux Etats-Unis ou en France. Evguéni Prigogine est au sommet de sa puissance.
L’Ukraine ou le début de la fin
En 2022, ses troupes participent à l’offensive en Ukraine et y jouent bientôt un rôle de premier plan. Mais c’est à ce moment également qu’il commence à s’attaquer violemment au ministre de la Défense, Sergeï Choïgou et à l’état-major de l’armée, les taxant d’incompétence (il n’a pas vraiment tort…), voire de trahison. Ses critiques se font de plus en plus acerbes, et, après la conquête de Bakhmout (où il a perdu plus de 10 000 hommes), il ose remettre en cause les raisons officielles de « l’opération militaire spéciale ». A la fin du mois de mai 2023, il déclare : « On est arrivés en Ukraine comme des bourrins. On a marché sur tout le territoire avec nos grosses bottes en cherchant des nazis. On a tapé sur qui on pouvait. On a avancé jusqu’à Kiev, on s’est chié dessus et on s’est retirés. […] L’Ukraine a aujourd’hui l’une des armées les plus puissantes du monde. […] Nous sommes dans la situation où nous pouvons tout simplement perdre la Russie ». Cette fois, ce n’est plus un coup de gueule contre les traineurs de sabres, mais une attaque directe contre Vladimir Poutine. Mais celui-ci hésite encore sur la conduite à tenir.
On est arrivés en Ukraine comme des bourrins. On a marché sur tout le territoire avec nos grosses bottes en cherchant des nazis.
Enfin, dans la nuit du 23 au 24 juin 2023, Prigogine franchit le Rubicon : ses troupes entrent en Russie et il marche sur Moscou. La suite est connue : la rébellion fait long feu et Prigogine arrête la marche sur Moscou en échange d’un pardon qui lui est garanti. Officiellement, c’est le Président biélorusse Alexandre Loukachenko, qui aurait servi d’intermédiaire. D’après nos sources, ce sont des hommes du premier cercle du Kremlin qui ont mené la négociation. Comme toujours en Russie, les choses sont opaques. Prigogine s’est vu promettre l’impunité pour lui et les officiers qui l’ont suivi, ses hommes, eux, auront le choix entre la démobilisation, l’intégration dans l’armée régulière ou le transfert en Biélorussie pour y entraîner l’armée de Loukachenko. Les armements lourds de Wagner, eux seront transférés aux troupes du ministère de la Défense.
L’avion de Prigogine abattu par un missile ?
Suivent quelques semaines de flou. On s’interroge sur le sort réel de Prigogine qui a disparu de la circulation. Puis, il réapparaît. On le voit à Saint Pétersbourg. Le 21 août, son groupe diffuse une vidéo (sa première communication officielle depuis le putsch manqué) dans laquelle il affirme se trouver en Afrique.
Et enfin, hier, vers 18h15, l’Embraer 600 qui le transporte avec plusieurs de ses hommes s’écrase près de Tver. Parmi les morts, Dimitri Outkine, son fidèle second et le chef de la sécurité du groupe Wagner. L’enquête pourra arriver à n’importe quelle conclusion, peu importe, la réalité est limpide : Evguéni Prigogine a été éliminé. Des experts européens, au vu des nombreuses images qui ont été diffusées dans la soirée de mercredi, estiment que l’avion a probablement été abattu par un tir de missile.
Il fallait neutraliser un Prigogine devenu incontrôlable
Restent de nombreuses questions. Jusqu’à quel point Prigogine a-t-il été utilisé par Vladimir Poutine pour « secouer » ou déstabiliser la haute hiérarchie militaire qui avait lourdement failli en Ukraine? Mais surtout, que s’est-il vraiment passé les 23 et 24 juin ?
Des discussions que nous avons eues ces derniers mois avec des sources russes connaissant parfaitement le système nous permettent d’avancer une hypothèse. Prigogine étant devenu incontrôlable, Vladimir Poutine aurait décidé, au printemps dernier de s’en débarrasser. Mais comment éliminer sans coup férir un homme disposant d’une force (le groupe Wagner) qui venait de démontrer qu’elle avait plus de capacités militaires que l’armée ?
Prigogine étant devenu incontrôlable, Vladimir Poutine aurait décidé, au printemps dernier de s’en débarrasser.
Un piège aurait donc été tendu. « On » aurait assuré à Prigogine qu’il bénéficierait du soutien de l’armée s’il réclamait les têtes de Choïgou et de Valery Guerassimov, le chef d’état-major et on lui aurait laissé entendre que Vladimir Poutine resterait neutre. Le coup a été déclenché et Prigogine s’est retrouvé seul sur la route de Moscou, sans les appuis promis. Pire : Poutine lui-même, après quelques heures de silence, dénonçait sa « trahison » due à des « ambitions démesurées ». La pièce était jouée.
Le sort de l’homme fort de Wagner était scellé
On nous pardonnera de nous citer, mais le 24 juin, nous écrivions dans ces mêmes colonnes (Incroyable coup de théâtre : à 200 km de Moscou, les troupes de Wagner font demi-tour !): « La garantie de survie politique (voire physique) de Vladimir Poutine et de son régime, c’est le fait qu’ils imposent une certaine crainte, sinon une crainte certaine. Cette crainte s’était déjà érodée depuis les échecs successifs de la guerre en Ukraine (ce qui explique la répression qui s’abat sur tout qui ose contester la conduite des opérations ou même simplement utiliser le mot « guerre »). Mais là, il a été prouvé que les forces de sécurité et l’armée sont incapables (ou n’ont pas voulu ? L’avenir le dira peut-être) intervenir. Donc, que la capacité de l’Etat (donc celle de Poutine) est plus que faible. Alors soit Evguéni Prigogine a, effectivement, obtenu des garanties en béton armé (mais, à nouveau, lesquelles ?) soit il doit s’attendre, dans un futur peu éloigné à payer le prix fort pour cette ultime provocation ».
Comment un homme qui a été si étroitement associé au maître du Kremlin depuis près de trente ans, qui a été l’un de ses plus proches collaborateurs (voire même un ami, si tant est que Poutine ait des amis), un homme qui ne pouvait pas ne pas connaître la manière dont celui à qui il devait tout réfléchit et qui n’ignorait rien du sort qui attend ceux qui le trahissent a-t-il pu penser qu’il sortirait vivant de cette aventure ?
Le Groupe Wagner étant quasiment démantelé – ou ayant, à tout le moins, perdu beaucoup de ses forces – le dernier acte s’est déroulé hier.
Et il y a, dans la manière dont ce sont déroulées les choses, quelque chose qui ne tient plus de Balzac mais de Shakespeare. Un message clair et net. Evguéni Prigogine aurait pu être abattu par un sniper sur une quelconque route d’Afrique. Il aurait pu avoir un accident de voiture ou être empoisonné. « On » a choisi de le tuer en Russie, en plein jour et de la manière la plus spectaculaire qui soit. Une véritable exécution, publique qui fera réfléchir à deux fois ceux qui seraient tentés de s’opposer au nouveau tzar.
Staline avait coutume de dire : « Un homme, un problème. Plus d’homme, plus de problème ». En s’endormant mercredi soir, il est possible que Vladimir Poutine se soit remémoré ces mots.
Hugues Krasner
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