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Opinion. Déçue l’Arménie s’éloigne de son allié historique russe…réalité ou intox ?

Capture d’écran d’une vidéo publiée par le ministère russe de la Défense le 21 septembre 2023. Elle montre un casque bleu russe qui monte la garde alors que des civils arméniens entrent dans une base militaire russe près de Stepanakert, dans la région du Haut-Karabakh. AFP

Face à l’inaction de la part de la Russie pour la protéger depuis plusieurs mois à travers sa force de paix dans le Karabakh, l’Arménie prend ses distances avec son allié historique avec qui elle maintenait des relations fortes, y compris après le début de la guerre en Ukraine, pour miser sur la carte américaine. Pour autant, la reddition rapide ce mercredi 20 septembre des séparatistes arméniens dans la région a prouvé la faiblesse profonde de l’Arménie et son incapacité à défendre militairement ces derniers. Ce revirement peut-il changer quelque chose ? Est-ce toujours une bonne idée de maintenir les armes sur place ?

Accusant désormais Moscou, force d’interposition entre Erevan et Bakou depuis la signature de la déclaration tripartite de 2020 mettant fin aux hostilités au Karabakh, de ne « rien faire » contre l’Azerbaïdjan qu’elle accuse de bloquer le corridor de Latchine depuis des mois, l’Arménie serait en passe de rompre avec la Russie. Or, Moscou est un allié historique pour ce pays, et encore plus depuis le début de la guerre en Ukraine.

Partenariat militaire et politique

Un partenariat politique, stratégique et militaire régit les relations entre les deux pays de manière officielle, pendant que les échanges économiques officieux ont explosé depuis 2022, preuve que l’Arménie fait partie, depuis l’invasion de l’Ukraine, des alliés de Moscou pour détourner le régime des sanctions imposées par les Occidentaux. Rupture provisoire ou définitive ou coup de bluff du Premier ministre Nikol Pachinian pour faire pression sur la Russie et la contraindre à respecter ses engagements ?

Le problème est que sur le dossier de Latchine, les Azerbaïdjanais accusent eux aussi Moscou de ne rien faire contre les convois « humanitaires » qui circulent bien avec des vivres, mais acheminent aussi depuis des mois des armes à bord, contrevenant aux accords signés en 2020. Alors que les soutiens de l’Arménie vont jusqu’à parler d’un génocide en cours, sans jamais en apporter la moindre preuve.

Tout profit pour les USA

Ce retournement du moment profite aux Américains qui s’étaient largement désengagés de la région du Caucase-Sud, laissant la part du lion aux Russes qui avaient profité, en 2020, du vide pour revenir dans les frontières mentales de leur zone d’influence traditionnelle. Depuis quelques jours, on sait que l’Arménie a livré de l’aide humanitaire à l’Ukraine, perçue comme un coup de poignard dans le dos par Vladimir Poutine, et que le pays a effectué des exercices militaires conjoints avec les Etats-Unis. Comme le pays est pauvre, il semble se donner actuellement au plus offrant et à celui qui sera le plus à même de garantir sa sécurité, ce qui peut se comprendre. Mais se rapprocher de Washington, c’est certes un bon moyen de mettre un coup de pression sur le Kremlin, mais aussi jouer avec une grenade dégoupillée qui se retournera contre tous les acteurs présents dans la région.

Beaucoup ne voient rien à redire au fait que les deux plus gros alliés de l’Arménie sont historiquement la Russie et l’Iran. Cas de conscience il devrait y avoir puisque les deux pays sont sous sanctions de la communauté internationale. Il est vrai qu’Erevan a peu de choix politique, car peu de ressources, et que l’occupation du Karabakh pendant 27 ans a coûté très cher au pays. Enclavée entre la Turquie, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et la Russie, elle ne dispose plus d’aucun accès à la mer.

AFP

Un manifestant s’entretient avec des policiers arméniens lors d’une manifestation dans le centre-ville d’Erevan le 20 septembre 2023, après l’annonce de la fin de l’opération « antiterroriste » lancée un jour plus tôt par les forces azerbaïdjanaises dans la région séparatiste. (Photo parKaren MINASYAN / AFP)

Risques de dérapages

Les risques de dérapage au Karabakh sont sérieux et les grandes puissances n’en prennent pas forcément conscience. A Bruxelles, les négociations de paix entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, soutenues par l’Union européenne, doivent viser, depuis la signature de la déclaration tripartite sous égide russe du 10 novembre 2020, la démilitarisation progressive de la région, et en particulier de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan au Karabakh même. Or, depuis trois ans, ce sont ces armes acheminées par l’Arménie vers le Karabakh qui posent problème et prennent en otage les Arméniens restants sur place.

Pourquoi est-il urgent de régler la question et relancer le processus de paix au plus vite ? Parce que la présence potentielle à terme d’Américains en Arménie (ils le sont déjà largement en Géorgie), alors que, rappelons-le, le pays dispose de deux bases russes sur son territoire, pourrait envenimer rapidement les choses. Et Moscou pourrait aussi cette fois-ci notamment se servir de ses bases à des fins stratégiques contre les Occidentaux.

Présence de la France

Jusque maintenant, cette probabilité était même extrêmement élevée, compte tenu de la coopération militaire étroite entre la Russie et l’Arménie. Rappelons que lors des derniers affrontements violents entre les forces pro-arméniennes du Karabakh et les forces azerbaïdjanaises, il y a quelques mois, Erevan avait usé de drones iraniens (son second allié clé peu en odeur de sainteté avec les Américains), contournant une fois encore les sanctions imposées à ce régime comme à celui de Moscou. La France n’est pas non plus en reste en termes d’agitation, puisqu’à la suite de la visite en septembre 2022 du ministre arménien de la Défense, Suren Papikyan à Paris, la coopération militaire franco-arménienne était promise à une accélération certaine.

Il aura donc fallu moins de 24h à la Russie pour parvenir à un cessez-le-feu entre Azerbaïdjanais et Arméniens au Karabakh.

Plusieurs pays ont déjà dénoncé ce marché de dupes, à commencer par Israël dont l’Iran reste l’ennemi numéro un et l’Azerbaïdjan, un partenaire historique pour avoir notamment fourni des drones à Bakou lors de la seconde guerre du Karabakh en septembre 2020. Nous sommes bien dans une poudrière dont nous ne semblons pas encore mesurer les risques futurs d’embrasement si nous ne démilitarisons pas au plus vite ce territoire.

Rapide reddition

Il aura donc fallu moins de 24h à la Russie pour parvenir à un cessez-le-feu entre Azerbaïdjanais et Arméniens au Karabakh après l’opération déclenchée par Bakou pour tenter de désarmer les séparatistes du territoire enclavé qui, selon l’Arménie, menaçaient la sécurité de la région. Une réalité quotidienne déjà largement compliquée avec les millions de mines laissées en 2020 par les Arméniens avant de quitter la partie du Karabakh récupérée par l’Azerbaïdjan après la guerre.

Une situation aggravée avec la démission de la Russie, censée depuis trois ans, avec ses forces de maintien de la paix, garantir la démilitarisation du territoire, alors que de nombreuses armes circulaient encore de l’Arménie vers ce que les Arméniens appellent « Artsakh », avant que Bakou décide de filtrer à la place des Russes les convois qui continuent depuis des mois de fournir en nourriture et biens de première nécessité les 30 000 Arméniens restants au Karabakh. La question de la place de la Russie est plus que posée une fois encore, et Erevan a compris qu’il était sûrement temps de prendre de la distance avec son allié historique.

Sébastien Boussois
Docteur en sciences politiques