Suède : Le gouvernement va déployer l’armée pour faire face au crime organisé

Verra-t-on bientôt l’armée patrouiller dans les rues suédoises aux côtés de la police ? Depuis ce vendredi matin, en Suède, cette question qui, il y a peu encore, n’aurait suscité que ricanements et haussements d’épaules n’est plus un tabou. Pour faire face à une violence du crime organisé qui a pris, depuis des mois, une dimension inédite, le Premier ministre Ulf Kristersson a décidé de faire appel aux forces de la Défense nationale pour seconder une police manifestement dépassée.  Explications.

Trop, c’est trop ! Trois personnes ont été tuées en Suède au cours de la nuit de mercredi à jeudi lors de deux incidents distincts mais liés au crime organisé. Mercredi en fin de journée, un jeune homme de 18 ans a été abattu dans la banlieue de Stockholm et, quelques heures plus tard, un homme a été tué et un autre blessé lors d’une fusillade à Jordbro, au sud de la capitale. Jeudi à l’aube, enfin, une femme d’une vingtaine d’années est décédée dans une explosion à Uppsala, à l’ouest de la capitale. Le fait que cette dernière victime n’ait été que « collatérale »  – elle n’appartenait à aucun gang  mais s’est malheureusement trouvée au mauvais moment au mauvais endroit – est peut-être l’élément qui a amené le gouvernement à prendre une décision inattendue. Il faut dire qu’une semaine plus tôt, c’est un septuagénaire qui était tombé sous des balles qui ne lui étaient pas destinées.

11 morts en septembre, 36 depuis janvier, dans 261 fusillades et 124 explosions…

Ces décès portent à 11 le nombre de morts dus à la violence criminelle pour le seul mois de septembre, ce qui suffit à en faire le mois le plus meurtrier dans l’histoire criminelle du pays. Et depuis le 1^er janvier dernier, ce ne sont pas moins de 261 fusillades et 124 explosions criminelles, qui ont fait 36 morts et 73 blessés. La plus jeune victime, tuée d’une balle dans la tête, n’était âgée que de…13 ans.

Les enfants ne se trouvent d’ailleurs pas seulement au nombre des victimes. Le chef de la police, Anders Thornberg, révélait ce vendredi, lors d’une conférence de presse, que les gangs recrutaient de très jeunes adolescents pour mener des expéditions punitives, « leur fournissant des armes et leur donnant l’adresse des futures victimes ».  Ce phénomène est également observé dans d’autres pays européens. Les mineurs sont employés comme mules, comme « chouffeurs » (guetteurs) ou parfois comme tueurs. S’ils sont pris, leur jeune âge leur permet d’échapper aux peines les plus lourdes.

Le trafic de stupéfiants qui représente une fortune colossale pour les milieux criminels

Pour les jeunes, tuer deviendrait donc un « rite de passage » permettant de faire ses preuves et de grimper les échelons dans le monde de la pègre. A tel point que certains gosses prennent eux-mêmes contact avec des groupes criminels pour leur proposer leurs services. Dans un message intercepté par la police suédoise, un ado demandait : « Y-a-t-il des contrats ? Mon copain et moi on est prêts pour 200 000 couronnes » (un peu plus de 17 000 euros). Résultat : en août 2023, 69 adolescents étaient détenus en Suède, contre seulement 14 au cours du même mois, deux ans plus tôt.

Une criminalité nouvelle liée à la dogue et qui importe la violence sud-américaine

Comme d’autres pays européens –  on pense aux Pays-Bas, bien entendu mais aussi à la Belgique avec la situation à Anvers, ou à la France avec les règlements de compte incessants –  la Suède, autrefois connue pour son modèle social et son calme (il y a dix ans, elle faisait partie des dix pays les plus sûrs au monde), doit faire face à une criminalité qui a fortement changé depuis quelque années.
En cause, bien entendu,  le trafic de stupéfiants qui représente une fortune colossale pour les milieux criminels et a suscité l’importation en Europe des méthodes de terreur pratiquée par les cartels d’Amérique du sud : pour contrôler les points de deal, les réseaux se mènent une guerre sans merci.

En Suède, la situation n’a cessé de se dégrader depuis que deux gangs – l’un dirigé par un binational turco-suédois et l’autre par son ancien lieutenant – se disputent la prise en main des marchés de la drogue et des armes. Mais le pays scandinave n’en est pas encore au niveau des Pays-Bas (où un journaliste avait été assassiné à l’été 2022 pour ses enquêtes sur les trafics et où le Premier ministre et des membres de la famille royale ont été placés sous protection) ni même de la Belgique (où le ministre de la justice avait été, lui aussi, placé sous protection rapprochée en début d’année).

L’Europe est devenue le premier marché pour la cocaïne venue d’Amérique du sud

A Stockholm comme à Malmö, la violence, même si elle peut toucher des victimes innocentes, s’exerce encore à l’intérieur de la sphère criminelle, « entre concurrents ». A Amsterdam, Rotterdam ou Anvers, elle a commencé à s’attaquer à la société  civile (avocats, journalistes, policiers, responsables politiques), le but étant de terroriser ceux qui s’attaquent aux réseaux ou les dénoncent. Un modèle sud-américain (ou « sicilien »), on l’a dit.

A Stockholm, le Premier ministre a mis 24 heures à changer d’avis…

Le gouvernement suédois de centre-droit a bien renforcé les lois visant à lutter contre la criminalité organisée. Le ministre de la Justice, Gunnar Strommer, déclarait encore il y a quelques jours que la peine encourue en cas de possession d’explosifs sans permis serait bientôt portée de trois à cinq ans, rien n’y fait.

C’est donc la gauche qui a durci le ton. Ce jeudi, Magadalena Andersson, chef de file des Sociaux-démocrates déclarait à la radio que « l’armée pourrait remplir certaines fonctions pour libérer la police ». Elle s’était attiré une réponse cinglante du Premier ministre qui estimait cette proposition peu pertinente. Il ne lui a pas fallu plus de vingt-quatre heures pour la faire sienne. Vendredi, Ulf Kristersson, pour justifier sa décision, déclarait que la Suède était confrontée à une « situation extrêmement exceptionnelle » et que « la police ne peut pas tout faire ». « Nous allons traquer les gangs. Nous allons vaincre les gangs…», a-t-il conclu.

La coopération entre armée et police se concrétisera par la fourniture à cette dernière d’équipements spéciaux (entre autres de déminage), par un soutien logistique et médico-légal, mais aussi, peut-être par le déploiement de militaires pour protéger certains sites. Hier, la presse suédoise révélait que la police avait identifié au moins 150 adresses pouvant être visée par des attentats criminels : domiciles de membres de gangs, lieux de réunion, commerces servant à blanchir l’argent de la drogue etc. Et un haut responsable des forces de l’ordre ne s’était pas privé de constater que, vu leur nombre, il était impossible de tous les surveiller.

2 200 kilos de cocaïne pure saisie en Irlande

Reste que la situation ne devrait pas cesser de s’aggraver. L’Europe est devenue le premier marché pour la cocaïne venue d’Amérique du sud et est (ou sera) bientôt le premier marché pour les drogues de synthèse (comme le Fentanyl).
En milieu de semaine, suite à une opération combinée des services de renseignements, de la marine, de l’armée et de la police, les autorités irlandaises ont saisi 2 200 kilos de cocaïne pure. La plus grosse prise de l’histoire du pays, pour une valeur de près de 200 millions d’euros. Une quantité nettement trop importante pour le seul marché irlandais et qui devait donc s’écouler dans toute l’Europe, générant des profits colossaux qui, pour les criminels, justifient toutes les violences.

 

Hugues KRASNER