Goncourt 2023 : tiraillé par des divisions internes, le jury va désigner l’heureux élu pour les 120 ans du prestigieux prix littéraire
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Le rituel est quasi ancestral. Ce mardi 7 novembre, l’écrivain Didier Decoin se présentera au balcon du restaurant parisien Drouant et, à 12h45, y annoncera le prix Goncourt 2023 qui aura un goût tout particulier puisqu’on fêtera également le 120ème anniversaire de ce prix le plus important et le plus convoité du monde littéraire français même s’il n’est doté que d’un chèque de 10 euros. Dans un premier temps, seize auteurs et auteurs ont été sélectionnés, puis huit sur une deuxième liste pour n’être plus que quatre sur la liste finale : Jean-Baptiste Andrea avec « Veiller sur elle » (les Editions de L’Iconoclaste), Gaspard Koenig avec « Humus » (L’Observatoire), Eric Reinhardt avec « Sarah, Susanne et l’écrivain » (Gallimard) et « Triste tigre » (POL) signé Neige Sinno, qui a reçu le prix Fémina ce lundi 6 novembre… Mais les divergences au sein du jury du Prix Goncourt monopolisent l’attention. Critiqué pour son manque d’autorité, le président Didier Decoin a déjà fait savoir qu’il abandonnera sa charge à la fin de l’année. Deux candidats se dégagent pour la succession dont un favori… Découvrez le Goncourt en chiffres.
Avant l’annonce du résultat, les paris vont bon train chez les bookmakers qui annoncent une victoire d’Eric Reinhardt. Toutefois, c’est bien un autre sujet qui agite depuis quelques mois le petit monde médiatico-littéraire parisien. On entend même certains observateurs de la chose écrite glisser que le Goncourt est en danger…
Ambiance délétère et divergences au sein du jury
Ça tangue sévèrement dans le jury de la vénérable institution. Un jury divisé en deux grands courants : d’un côté, les tenants de la prépondérance de l’imagination et de l’imaginaire dans les romans, comme l’avaient édicté en 1903 les créateurs du prix, les frères de Goncourt- Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) ; et de l’autre, les partisans d’une littérature respirant, tant par sa forme que par ses sujets, les tendances et mouvements de l’époque.
Par des indiscrétions, on sait que le déjeuner mensuel chez Drouant est le théâtre de débats plus qu’animés. On y mange bien, on y savoure d’excellents vins et on y parle, l’essentiel du temps, de littérature et des récentes parutions, même si certains jurés avouent ne pas tout lire et faire confiance aux autres membres du jury. Mais, ces quatre dernières années et depuis le départ à 85 ans de Bernard Pivot, président du Goncourt, l’ambiance est pour le moins délétère.
Un président qui n’aime pas l’autorité
Premier visé : Didier Decoin qui a succédé à Pivot à la présidence. Il confie : « Je déteste l’autorité. Je déteste la subir, je déteste l’exercer. Taper sur la table, ce n’est pas du tout notre genre ». Prix Goncourt 1977 pour « John l’Enfer » (Seuil), il est plutôt dans la rondeur et le compromis. Et a ressenti comme un crève-cœur, l’an passé, quand il a dû faire jouer sa voix qui compte double, après quatorze tours de vote, pour faire gagner « Vivre vite » de Brigitte Giraud.
Les murs tremblent encore chez Drouant : deux jurés firent savoir alors leur colère. Froide, celle de Pierre Assouline ; tumultueuse, celle de Tahar Ben Jelloun qui lança : « On a récompensé un mauvais livre ». Et cette année encore, pour le Goncourt 2023, certains ne cachent pas leur incompréhension face à l’absence en finale de « L’Echiquier » du Belge Jean-Philippe Toussaint, l’un des meilleurs textes de cette année…
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De gauche à droite, les écrivains français Christine Angot, Camille Laurens et Pascal Bruckner assistent à la cérémonie d’annonce de la liste restreinte des nominés pour le Prix Goncourt au Collegium Maius de l’Université Jagellonne de Cracovie, en Pologne, le 25 octobre 2023. (Photo par Bartosz SIEDLIK / AFP)
Le président Didier Decoin sur le départ
Donc, un jury Goncourt scindé en deux blocs. Et Didier Decoin qui a annoncé qu’il abandonnera la présidence à la fin de l’année. Derrière la bonne entente de façade, ça va encore fourailler sévère alors que l’« historique » jurée Françoise Chandernagor qu’on voyait en pole position pour la succession de Decoin répète : « Le Goncourt ne couronne pas toujours le meilleur roman de l’année mais, qui sait, peut-être l’un des dix meilleurs ? Ce n’est déjà pas si mal… », regrette-t-elle. « Il y a trente ans, nous passions deux ou trois jours ensemble à Nancy chaque année, et c’était une occasion de nous connaître mieux et de parler. A l’époque, il y avait plusieurs autres déplacements collectifs, le voyage de trois jours à Brive, tous logés au Castel Novel, celui de Blois, effectué à dix en bus, celui de Fontvieille, etc. Tout cela a disparu », poursuit Françoise Chandernagor.
Et d’ajouter : « J’évite les occasions de dire quelque chose de trop », tout en précisant qu’elle n’est pas candidate à la présidence du Goncourt. Alors, qui ? Deux noms reviennent : Pierre Assouline, 70 ans, journaliste et écrivain populaire de qualité, et Philippe Claudel, 61 ans, écrivain et réalisateur. Jusqu’alors, ils ne se sont pas prononcés pour une candidature ou non…
Philippe Claudel se dégage comme favori
Une confidence du encore président Didier Decoin : « Claudel en a envie, Assouline aussi, mais je n’ai pas l’impression qu’ils ont envie de mordre pour ça ». En coulisses, il se dit que Claudel est favori, avec le soutien de sa garde rapprochée où l’on trouve Paule Constant et les sulfureuses Camille Laurens et Christine Angot qui se jouent des règles en vigueur et se permettent allégrement quelques pas de côté.
Commentant le spectacle offert par les Goncourt version 2023, un grand connaisseur du sujet cite l’écrivain français Jules Renard (1864-1910), membre de l’Académie Goncourt de 1907 à 1910, qui dans son « Journal » en racontait les coulisses. Et déjà, ce n’était pas vraiment glorieux…
Serge Bressan (correspondant à Paris)
>Le Goncourt en chiffres
3 Belges. A ce jour, trois écrivains belges ont remporté le prix Goncourt : Charles Plisnier (1896- 1952), poète, essayiste et militant wallon en 1937 pour « Faux passeports » (éditions Correa) ; Francis Walder (1906- 1997), écrivain et militaire en 1958 pour « Saint-Germain ou la Négociation » (Gallimard), et François Weyergans (1941- 2019), écrivain, réalisateur et membre de l’Académicien française en 2005 pour « Trois jours chez ma mère » (Grasset).
13 femmes. La première à recevoir le Goncourt : Elsa Triolet (1896-1970) pour « Le premier accroc coûte deux cents francs » (Denoël). Ont suivi : Béatrix Beck (1952), Simone de Beauvoir (1954), Anna Langfus (1962), Edmonde Charles-Roux (1966), Antonine Maillet (1979), Marguerite Duras (1984), Pascale Roze (1996), Paule Constant (1998), Marie Ndiaye (2009), Lydie Salvayre (2014), Leila Slimani (2016), Brigitte Giraud (2022).
38 victoires. Le record de victoires au Goncourt, à ce jour. Le détenteur : l’éditeur parisien Gallimard qui a reçu son premier Goncourt en 1919 avec « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » de Marcel Proust et le dernier en date avec « L’Anomalie » d’Hervé Tellier en 2020. Au nombre de victoires suivent Grasset (17), Albin Michel (12), Seuil (6), Flammarion et Actes Sud (5), Mercure de France et Julliard (1), Minuit, Fayard et Plon (3)…
1 541 717 exemplaires vendus. C’est, en cet automne 2023, le record d’exemplaires vendus pour un prix Goncourt avec « L’Anomalie » d’Hervé Le Tellier (1,2 million en grand format et 341 717 en poche). Il devance « L’Amant » de Marguerite Duras, 1,5 million de livres vendus pour ce Goncourt 1984 et paru aux Editions de Minuit.