La mort d’Alexeï Navalny est un assassinat dont nous sommes aussi responsables
La mort de l’opposant russe Alexeï Navalny n’est pas seulement un drame humain. C’est aussi la preuve – une de plus, une de trop – de ce qu’est vraiment la Russie de Vladimir Poutine : un régime abject, dirigé par un psychopathe sans pitié. Un régime pour lequel nous avons trop longtemps montré beaucoup trop de tolérance. D’une certaine manière, nous sommes tous responsables de ce que vit aujourd’hui la Russie.
Alexeï Navalny (47 ans) est loin d’être la première victime de Vladimir Poutine. Il y a eu, avant cela, la journaliste Anna Politovskaïa, assassinée dans le hall de son immeuble moscovite le 7 octobre 2006 à l’âge de 48 ans. Ce jour-là, c’était l’anniversaire de Vladimir Poutine et Politovskaïa enquêtait sur les cimes du leader tchétchène, Ramzan Kadyrov, une créature du « tsar ».
Toutes ces vies brisées ou suspendues l’ont été par le Kremlin. Mais nous portons aussi notre part de responsabilité dans la tragédie.
Il y a eu Boris Nemtsov (56 ans), opposant charismatique à Poutine, abattu à quelques centaines de mètres du Kremlin le 27 février 2015. Il y a eu mon ami Youri Tchekotchikine (53 ans), journaliste spécialisé dans les services secrets qui travaillait sur la corruption du Kremlin, empoisonné à Moscou par des matières radioactives et mort le 3 juillet 2003. Il y a eu Alexandre Litvinenko (43 ans), ancien colonel du FSB devenu opposant, mort à Londres, le 23 novembre 2006, d’avoir ingurgité une dose de Polonium 210 administrée par des officiers du GRU (renseignement militaire). Et nous ne citerons que pour mémoire les proches du maître du Kremlin qui se sont « suicidés » ou sont tombés de leurs balcons depuis le début de la guerre en Ukraine, parce qu’ils en savaient trop sur les détournements opérés par le « chef ».
On pourrait aussi parler des dizaines de milliers de Russes et d’Ukrainiens tués dans une guerre absurde depuis le 24 février 2022. Ou encore de ces milliers d’arrestations, de ces centaines de condamnations pour « diffamation de l’armée » ou « haute trahison ».
Tous ces morts sont des victimes directes ou indirectes de Vladimir Poutine et de ses associés qui mettent la Russie en coupe réglée depuis plus de vingt ans. Toutes ces vies brisées ou suspendues l’ont été par le Kremlin. Mais nous portons aussi notre part de responsabilité dans la tragédie.
Tous ces morts sont des victimes directes ou indirectes de Vladimir Poutine et de ses associés qui mettent la Russie en coupe réglée depuis plus de vingt ans.
Lorsque Vladimir Poutine a succédé à Boris Eltsine, à la fin de 1999, nous nous sommes réjouis de voir la Russie sortir du désordre et de l’anarchie. L’idée d’une Russie, puissance nucléaire, instable était effectivement terrifiante. Alors, nous – Européens comme Américains – avons choisi de fermer les yeux. Nous savions, bien entendu, que cet homme, ancien lieutenant-colonel du KGB était tout, sauf un démocrate. Mais l’ordre régnait à Moscou, n’est-ce pas ? Alors…
Alors, nous avons laissé faire. Lorsque la Russie a envahi la Géorgie en 2008, puis lors de l’annexion de la Crimée et du déclenchement des guerres sécessionistes dans l’est de l’Ukraine en 2014, nous nous sommes contentés de prendre de pâles sanctions qui ne répondaient absolument pas à la gravité de la situation.
Il a fallu que le dictateur franchisse l’ultime ligne rouge, le 24 février 2022, en lançant ses troupes contre l’Ukraine et déclenche ainsi une guerre de haute intensité (la première sur notre continent dpuis1945) pour que nous prenions enfin la mesure de la la situation et que nous nous portions massivement (mais pas militairement) au secours de Kiev. Mais il était trop tard.
La Russie n’a jamais connu la démocratie, sauf pour une très courte période, après la première révolution de 1917.
La Russie n’a jamais connu la démocratie, sauf pour une très courte période, après la première révolution de 1917. Héritière de siècles d’oppression, elle a enfanté un monstre qui la mène à sa destruction. Mais nous avons laissé faire. L’histoire, un jour, jugera notre faiblesse pour ce qu’elle est : une lâcheté absolue, qui n’est pas sans rappeler celle dont les démocraties ont fait preuve face à l’Allemagne nazie dans les années trente. On est le prix qui a été payé pour cette faute.
Il nous reste à espérer que le régime de Vladimir Poutine ne remportera pas la guerre en Ukraine (même s’il ne la « perd »), et qu’il finira par s’effondrer. Mais cela ne rendra pas la vie aux morts.
Les morts nous parlent. Et ce que nous disent Navalny, Politovskaïa, Nemstov, Tchekotchikine, Litvinenko et les autres, c’est que leur martyre nous oblige.
Alexeï Navalny avait des défauts, mais il était courageux. Il avait 47 ans et il a assumé ses choix jusqu’à l’ultime sacrifice. Il savait pourtant que ceux qui se mettent en travers de la route du maître de toutes les Russies ou s’opposent à lui le payent de leur liberté ou de leur vie.
Les morts nous parlent. Et ce que nous disent Navalny, Politovskaïa, Nemstov, Tchekotchikine, Litvinenko et les autres, c’est que leur martyre nous oblige. Tâchons de ne pas l’oublier et de trouver le courage d’être dignes d’eux.
Hugues Krasner