Maroc : le makhzen, d’un appareil traditionnel à une puissance économique autonome qui échappe désormais en partie au contrôle royal
Le concept de makhzen est souvent évoqué, rarement expliqué, et presque jamais analysé dans toute sa profondeur historique. Pourtant, il constitue la matrice du pouvoir marocain, la structure invisible qui organise l’État, distribue les rôles, régit les loyautés et façonne la trajectoire du pays. Aujourd’hui, cette structure connaît une mutation majeure : le makhzen n’est plus seulement un appareil politique centralisé autour du souverain. Il est devenu une puissance économique autonome, suffisamment influente pour échapper partiellement au contrôle royal lui-même. Comprendre cette évolution est indispensable pour saisir la réalité politique marocaine actuelle. ; Ce texte propose une analyse approfondie de l’évolution historique, politique et économique du makhzen marocain, depuis ses origines précoloniales jusqu’à la configuration actuelle, marquée par l’autonomisation croissante de sa composante économique.
Historiquement, le makhzen désignait les forces loyales au sultan : tribus alliées, caïds, soldats, notables, religieux, familles influentes. C’était un système d’allégeance qui reposait sur un échange permanent : le souverain distribuait privilèges, terres, titres et protection.
Les changements opérés sous le protectorat français
Le makhzen garantissait la collecte de l’impôt, l’ordre et la stabilité des territoires. Loin d’être une administration, le makhzen était une architecture humaine et territoriale, une médiation entre le centre et les périphéries, un pacte politique renouvelé dans une société profondément segmentée.
Les autorités coloniales transformèrent les figures traditionnelles en relais administratifs, créant un appareil hybride : un makhzen modernisé, administré, centralisé, qui servait autant le pouvoir colonial que la monarchie.
Avec l’arrivée du Protectorat, cette structure fut bureaucratisée. Les autorités coloniales transformèrent les figures traditionnelles en relais administratifs, créant un appareil hybride : un makhzen modernisé, administré, centralisé, qui servait autant le pouvoir colonial que la monarchie qu’il prétendait encadrer.
À l’indépendance, le Maroc hérite de cette double structure : un appareil traditionnel d’allégeance et un appareil administratif moderne. Le makhzen devient la colonne vertébrale du pouvoir postcolonial, intégrant hauts fonctionnaires, forces de sécurité, élites politiques, notables ruraux et urbains, partis proches du Palais et réseaux d’influence.
L’émergence du makhzen économique
Durant les décennies qui suivent, le makhzen reste un système vertical, hiérarchisé, centré sur le monarque. Le Roi en est le cœur décisionnel, l’arbitre ultime et la source principale de légitimité.
Mais à partir des années 1990, puis de manière accélérée au début des années 2000, une transformation profonde s’opère : l’économie marocaine se libéralise, les programmes d’infrastructures se multiplient, les privatisations ouvrent la voie à de nouveaux acteurs, et les marchés publics deviennent l’espace central d’accumulation des richesses.
C’est dans ce contexte qu’émerge un makhzen économique : un ensemble de holdings, de groupes financiers, de banques, de familles puissantes, de monopoles sectoriels et de réseaux d’affaires organisés autour de la rente, de la captation des marchés publics.
C’est dans ce contexte qu’émerge un makhzen économique : un ensemble de holdings, de groupes financiers, de banques, de familles puissantes, de monopoles sectoriels et de réseaux d’affaires organisés autour de la rente, de la captation des marchés publics et de l’influence stratégique.
Contrairement au makhzen politique, dont l’allégeance au souverain est explicite, ce makhzen économique fonctionne selon une logique d’intérêt propre, transversale et souvent opaque.
BELGA Le mausolée de Mohammed V à Rabat, au Maroc, photographié le dimanche 14 avril 2024. (BELGA PHOTO HATIM KAGHAT).
Une force autonome et influente
Le makhzen économique devient alors une force autonome. Son pouvoir ne dépend plus exclusivement de la proximité avec le centre royal. Il repose sur la maîtrise des secteurs clés de l’économie : énergie, BTP, immobilier, finance, logistique, distribution.
Ses structures internes se consolident. Ses réseaux s’entrelacent avec l’administration et parfois même la dépassent. Dans certains cas, il oriente lui-même les politiques sectorielles, les nominations stratégiques et les choix d’investissement nationaux.
C’est ici que réside le basculement décisif : le Roi demeure le sommet du makhzen politique, mais il n’a plus un contrôle total sur le makhzen économique. Non pas parce que l’autorité monarchique est fragilisée, mais parce que le système qu’elle a contribué à créer a généré des zones d’autonomie, de résistance, voire parfois de concurrence interne.
Certaines réformes royales n’aboutissent pas, non par manque de volonté, mais parce qu’elles se heurtent aux intérêts d’acteurs économiques devenus trop puissants pour être contournés.
Une incohérence structurelle
Cette dualité produit une incohérence structurelle dans la gouvernance du pays. D’un côté, un pouvoir politique centralisé, qui annonce des stratégies ambitieuses : industrialisation, développement humain, État social, moralisation de la vie publique.
De l’autre, des forces économiques qui privilégient la conservation des rentes, la protection des positions dominantes, et la préservation d’un modèle de captation largement incompatible avec les aspirations nationales affichées.
Cette situation explique le paradoxe marocain : un pays où la vision politique est souvent claire, mais où la mise en œuvre se heurte à un système économique fragmenté, diffus, difficile à réguler.
Cette situation explique le paradoxe marocain : un pays où la vision politique est souvent claire, mais où la mise en œuvre se heurte à un système économique fragmenté, diffus, difficile à réguler, et parfois plus déterminant que les institutions elles-mêmes.
Le citoyen marocain le ressent dans son quotidien : dans les disparités sociales, dans l’inefficacité des programmes publics, dans les blocages administratifs, dans la fragilité des réformes économiques, et dans la reproduction quasi automatique des mêmes élites économiques.
Reconnaître une mutation sans polémiquer
Reconnaître cette mutation n’est pas un acte polémique : c’est une nécessité analytique. Le Maroc dispose encore de la capacité de repenser l’équilibre entre l’État et le pouvoir économique, de redéfinir les règles du jeu, de reconstruire une régulation publique forte, de réduire l’opacité des rentes et d’aligner le développement économique sur l’intérêt général.
Mais cela exige un débat public lucide, débarrassé des tabous, où l’on peut enfin dire que le makhzen d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier : il est devenu un acteur autonome, dont certains segments sont plus puissants que les institutions censées les encadrer.
Tant que cette réalité restera sous silence, les réformes structurelles du pays continueront de se dissoudre dans les inerties accumulées.
Tant que cette réalité restera sous silence, les réformes structurelles du pays continueront de se dissoudre dans les inerties accumulées. Le Maroc possède les ressources humaines, stratégiques et géopolitiques pour se transformer profondément.
Mais il ne pourra y parvenir que s’il accepte de regarder en face la transformation de son propre système de pouvoir. C’est là que se joue l’avenir : non dans l’annonce de nouvelles stratégies, mais dans la capacité à maîtriser et réorienter les forces économiques qui, aujourd’hui, conditionnent silencieusement la trajectoire nationale.
Lahcen Isaac Hammouch est journaliste et écrivain belgo-marocain.
Auteur de plusieurs ouvrages et tribunes, il s’intéresse aux enjeux de société, à la gouvernance et aux transformations du monde contemporain.
(Une photo diffusée par le Palais royal marocain le 6 novembre 2021 montre le roi Mohammed VI s’adressant à la nation à Rabat, à l’occasion du 46e anniversaire de la Marche verte. Photo : AFP)
