CARTE BLANCHE

L’Ukraine, maître d’œuvre de l’armement européen

Une composition montrant Donald Trump entouré du président ukrainien (à gauche) et de son homologue russe, Vladimir Poutine (à droite). AFP

On t’a vendu une fable rassurante. La Russie serait l’héritière naturelle de l’Union soviétique, sa puissance militaire, ses missiles, son génie technologique. L’Ukraine ne serait qu’un « petit pays agressé », courageux mais dépendant, qu’il faut nourrir en obus et en chars comme on entretient une cause humanitaire.

La réalité est exactement inverse.

L’Ukraine, ce sont les bureaux d’études de Dnipro, de Kharkiv, de Kiev.
Ce sont les ingénieurs, les métallos, les spécialistes des propergols, ceux qui ont passé leur vie à calculer des trajectoires, à régler des gyroscopes, à refaire dix fois la même campagne d’essais parce que la courbe n’était pas tout à fait dans les clous.
Les grands missiles soviétiques, les balistiques qui inquiétaient sérieusement l’OTAN, n’ont pas été rêvés à Moscou par des idéologues en képi : ils ont été conçus et mis au point dans ce qui est aujourd’hui l’Ukraine.

La Russie a gardé le siège à l’ONU, le droit de veto et les parades sur la Place Rouge.
L’Ukraine a gardé les cerveaux, les ateliers, les plans, les habitudes de travail.
Et ces gens-là, aujourd’hui, sont passés dans le camp d’en face. Ils se vivent comme occidentaux, pleinement, sans nostalgie. Ils n’ont pas l’intention de revenir « dans la famille russe ». Ils construisent l’armement qui les libère de cette famille-là.

Nous dépendons entièrement de systèmes américains, livrés sous conditions, assortis de règles d’emploi politiques qui peuvent changer d’un coup de téléphone .

Regarde ce qu’ils font, non pas ce qu’on raconte à leur sujet.
D’un côté, tu as la continuité étatique : les bureaux Pivdenne, Pivdenmash, tout l’héritage des grands programmes soviétiques, réinvesti dans des systèmes comme Sapsan et Hrim-2.

Le Sapsan n’est pas un « nouveau missile miracle » apparu avec la guerre. C’est l’aboutissement d’un programme balistique ukrainien ancien, plusieurs fois gelé pour des raisons politiques, puis relancé dans l’urgence existentielle de 2022. Le Hrim-2 en est la déclinaison export et le banc d’essai technologique : même architecture générale, même logique de propulsion et de guidage, mais bridée officiellement en portée. Aujourd’hui, sous sa désignation militaire 1KR1, le Sapsan est redevenu ce qu’il a toujours été dans l’esprit de ses concepteurs : un missile balistique tactique souverain, conçu pour frapper vite, loin et sans demander d’autorisation à quiconque.

C’est du missile balistique de théâtre classique, lourd, mobile, avec plusieurs centaines de kilos d’ogive et des portées qui commencent à flirter avec les 300, 400 kilomètres. On retrouve les mêmes logiques que dans les vieux OTRK soviétiques — la mobilité, la frappe en profondeur, la capacité à démolir un nœud logistique ou une base aérienne en une seule salve — mais avec des systèmes de guidage modernes et une précision qui n’a plus rien à voir avec les années ‘80.

À côté de cette colonne vertébrale étatique, tu vois apparaître, à toute vitesse, une génération d’industriels privés qui n’existait tout simplement pas à cette échelle il y a dix ans. Fire Point, par exemple. Au départ, des drones longue portée. Puis un missile de croisière, Flamingo, capable d’aller chercher des cibles à des milliers de kilomètres avec une ogive d’une tonne. Et maintenant, la marche supérieure : les missiles balistiques FP-7 et FP-9. Le premier, tactique, autour des 200 kilomètres, rapide, précis, conçu pour frapper à l’échelle du front. Le second, franchement stratégique, avec des portées de l’ordre de 800 kilomètres et une charge qui permet de traiter des cibles lourdes au cœur du dispositif russe.

Les FP-7 et FP-9 ne sont pas des gadgets de start-up sous stéroïdes. Ils illustrent une rupture culturelle majeure : l’entrée d’acteurs privés dans un domaine — le balistique — longtemps réservé aux États. Le FP-7 s’inscrit dans une logique de frappe tactique rapide, complémentaire des roquettes et missiles de croisière, là où le FP-9 vise clairement la profondeur stratégique. Ce que l’Ukraine est en train de démontrer, c’est qu’une filière balistique complète peut émerger hors du cadre étatique classique, à condition de disposer du socle industriel et humain adéquat. Peu de pays en Europe peuvent en dire autant.

Ce n’est plus un pays client qui attend qu’on veuille bien lui livrer trois palettes d’ATACMS en échange d’un sourire et d’un bon point au prochain sommet. C’est un pays qui, pendant que les chancelleries occidentales discutent de lignes rouges et d’autorisations de tir, assemble ses propres vecteurs, teste ses propres missiles et développe sa propre grammaire de la frappe en profondeur. Il s’est fabriqué, dans l’urgence et sous les bombes, ce que la France a mis des décennies à structurer : une filière cohérente allant de la roquette guidée de 70 kilomètres au missile balistique de théâtre, en passant par les drones et les missiles de croisière.

Et pendant ce temps-là, en Europe, le vide est total. En dehors de la dissuasion nucléaire française, qui ne répond pas aux besoins de la frappe conventionnelle , il n’existe tout simplement aucun missile balistique européen. Pas de capacité de théâtre, pas de frappe conventionnelle rapide à moyenne portée, rien. Nous dépendons entièrement de systèmes américains, livrés sous conditions, assortis de règles d’emploi politiques qui peuvent changer d’un coup de téléphone à Washington. On nous donnera des missiles capables de voler à 300 kilomètres, mais en nous expliquant très précisément où ils peuvent tomber… et surtout où ils ne doivent pas tomber.

La différence, c’est que la France a pu le faire en paix, sur son propre territoire, en gardant toutes les briques sensibles chez elle.
L’Ukraine, elle, est contrainte d’innover dans sa manière même de produire.

Projette-toi cinq ou dix ans plus loin, si rien ne vient casser cette dynamique.

Comme ses usines sont à portée des missiles russes, elle a pris une décision que peu d’États auraient osé assumer aussi clairement : sortir physiquement du pays ce qui ne doit jamais être détruit. Les gyroscopes laser qui sont au cœur de la navigation inertielle, ces petites pièces qui conditionnent la précision d’un missile balistique, sont fabriqués sur le territoire d’un partenaire de l’Union européenne. Les bancs d’essai pour moteurs à propergol solide, ces installations où l’on mesure, où l’on calibre, où l’on corrige, ont été installés, eux aussi, hors de portée des frappes russes. Tu peux pilonner les ateliers d’assemblage en Ukraine, tu ralentiras la production, tu affaibliras le rythme, mais tu ne décapiteras pas la filière, parce que son cerveau industriel critique est déjà de l’autre côté de la frontière.

On a donc, sous nos yeux, une architecture totalement nouvelle : la conception, l’intégration finale et l’emploi des missiles se font en Ukraine,
tandis que les composants les plus sensibles, les tests les plus délicats, la partie la plus vulnérable de la chaîne sont sécurisés dans l’Union européenne, à l’abri des salves ennemies et reliés à Kiev par des contrats, des accords et une communauté d’intérêts.

Ce schéma renverse le rapport habituel. Ce n’est plus « l’Europe qui arme l’Ukraine » comme une sorte d’ancienne métropole sollicitée par une périphérie en difficulté. C’est l’Ukraine qui tire, qui expérimente en conditions réelles, qui affine ses armes au contact direct de l’armée russe, et c’est l’Europe qui, en arrière-plan, garantit que la chaîne de fabrication ne sera pas brisée. Elle ne fournit pas seulement des munitions, elle abrite désormais une partie de la fabrique des missiles ukrainiens.

Projette-toi cinq ou dix ans plus loin, si rien ne vient casser cette dynamique. Les États-Unis continueront à gérer leurs priorités stratégiques, l’Indo-Pacifique en tête, avec leurs propres arsenaux et leurs propres dilemmes politiques. La France conservera sa singularité : une filière nucléaire et balistique pleinement nationale, indépendante, intouchable tant qu’elle garde sa volonté politique.
Et au milieu, dans l’espace européen, tu auras un acteur qui ne sera plus seulement un pays en reconstruction, ni un « protectorat » armé à l’extérieur : tu auras l’Ukraine comme maître d’œuvre d’une grande partie de l’armement conventionnel de frappe à longue portée.

La seule vraie question est de savoir si l’Europe continuera à regarder cette montée en puissance comme un spectacle extérieur (…)

Ce ne sera pas un sous-traitant anonyme qui fabrique des boulons et des pièces détachées. Ce sera le pays qui conçoit, intègre, teste et valide, en temps réel, les systèmes qui permettront à l’Europe de frapper loin, vite et avec précision, sans avoir à demander la permission à Washington. Les roquettes guidées Vilkha, les missiles Hrim-2, les FP-7 et FP-9, les drones et les missiles de croisière issus de la même galaxie industrielle, tout cela forme peu à peu une trame cohérente. Et cette trame s’ancre dans notre propre territoire, parce qu’une partie de ses organes vitaux — les gyroscopes, les propergols, les bancs de test — bat désormais en Europe.

Il est temps de monter en Europe des usines capables de fabriquer des missiles balistiques conventionnels. Nous en aurons besoin.

On continue pourtant à parler de « livraisons d’armes à l’Ukraine » , comme si l’essentiel se jouait dans le volume de palettes envoyées chaque trimestre. L’essentiel est ailleurs.

La question n’est donc plus de savoir si l’Ukraine « doit » développer ce type d’armement. Elle l’a déjà fait. La seule vraie question est de savoir si l’Europe continuera à regarder cette montée en puissance comme un spectacle extérieur, ou si elle acceptera enfin d’en tirer toutes les conséquences industrielles, militaires et politiques pour sa propre souveraineté.

La vraie question est devenue : est-ce que nous acceptons, oui ou non, que la future capacité de frappe européenne soit pensée à Kiev, industrialisée en réseau entre Dnipro et quelques usines très discrètes à l’intérieur de l’Union, et validée tous les jours sur des cibles russes ?

Parce que, que nous l’acceptions ou non, c’est déjà ce qui est en train de se passer.

Par Aldo MUNGO — Armées & Défense