Culture

L’éternité d’un mythe, l’adieu à une époque


Comment rendre hommage, sans verser dans la banalité, les redites ou les poncifs, sinon d’évidentes et trop consensuelles platitudes, à celle dont l’insolente beauté, indissolublement unie à un indomptable sens de la liberté, firent dans le cinéma de la seconde moitié du XXe siècle, avec des films aussi cultes que « Et Dieu créa… la femme » (1956), « En cas de malheur » (1958), « La Vérité » (1960), « Le Mépris » (1963), « Viva Maria » (1965) ou « Les Pétroleuses » (1971), l’une des icônes les plus marquantes, légende et mythe tout à la fois, de la culture française, sinon, plus globalement encore, occidentale, de l’Europe à l’Amérique !

Brigitte Bardot, torride sexe symbole par excellence, cet érotique « Don Juan » féminin comme la qualifia autrefois Roger Vadim, son premier amour (avec qui elle se mariera), dans un film au titre éponyme (1973), s’en est en effet allée rejoindre définitivement, ce 28 décembre 2025, à l’âge vénérable de 91 ans, l’immortel ciel des étoiles éternelles !

Brigitte Bardot, ou la définition du mythe selon Roland Barthes

Que Brigitte Bardot incarnât, au plus haut point, l’un des mythes les plus significatifs au sein de l’histoire moderne et contemporaine, c’est là, par ailleurs, ce qu’un sémiologue aussi distingué que Roland Barthes, l’un des maîtres du structuralisme linguistique, explique à merveille dans ses fameuses « Mythologies », œuvre phare des années 1950, écrite en 1956, la même année, précisément, que l’emblématique « Et Dieu créa… la femme » !

Brigitte Bardot, c’était l’inaliénable sens de la liberté (…)

De fait, y écrit Barthes dans le chapitre intitulé « Le mythe, aujourd’hui » : « Le mythe est une parole. Naturellement, ce n’est pas n’importe quelle parole : il faut au langage des conditions particulières pour devenir mythe (…) Cette parole est un message. Elle peut donc être bien autre choses qu’orale ; elle peut être formée d’écritures ou de représentations : le discours écrit, mais aussi la photographie, le cinéma (…), les spectacles, la publicité, tout cela peut servir de support à la parole mythique. »

Il poursuit : « La signification du mythe se présente d’une façon ambiguë : il est à la fois sens et forme (…) Nous sommes ici au principe même du mythe : il transforme l’histoire en nature. » Il en conclut donc, logiquement : « Quel est le propre du mythe ? C’est de transformer un sens en forme. »

Belle et rebelle : le sens de la liberté uni à l’idéal de beauté

Et, en effet, c’était bien cela, avant tout, le mythe B.B (pour reprendre ici les célèbres initiales, en guise de titre, d’un des meilleurs disques, sorti en 1968, du transgressif, sulfureux et double Gainsbourg/Gainsbarre) : Brigitte Bardot, c’était l’inaliénable sens de la liberté transformé en non moins éloquent idéal de beauté !

Ainsi, le mythe Bardot, encore aujourd’hui, s’avère-t-il intrinsèquement lié à cet indéfinissable et pourtant très concret, sinon paradoxal, sens, indomptable et provocateur jusqu’à un enivrant mais constant parfum de scandale, de la liberté (celle du vrai féminisme, tel que le donnèrent jadis à voir une révolutionnaire comme Olympe de Gouges ou une existentialiste comme Simone de Beauvoir, bien plus que celui, médiocre et agressif, des pseudo-libertaires d’aujourd’hui)  !

Brigitte Bardot : insigne femme dandy du XXème siècle

Cet authentique et magnifique esprit d’indépendance, c’est le premier théoricien, au sein de la littérature française du XIXe siècle, du dandysme, Jules Barbey d’Aurevilly, qui le décrit le mieux, avec le plus de perspicacité analytique, de profondeur psychologique et de justesse linguistique tout à la fois, dans un court mais précieux essai ayant pour titre « Du Dandysme et de George Brummell » (1845).

De fait, y établit-il, dressant bien sûr là l’insigne portrait de celui que l’on appelait alors « le prince des dandys » et « l’arbitre des élégances », mais que l’on aurait certes pu appliquer également, quasiment mot pour mot, à Brigitte Bardot, elle aussi, à sa très personnelle mais surtout peu conventionnelle manière face aux convenances de cette bourgeoisie d’où elle provenait pourtant, une des incarnations les plus abouties, précisément, du dandysme au XXe siècle : « Les esprits qui ne voient les choses que par leur plus petit côté, ont imaginé que le Dandysme était surtout l’art de la mise, une heureuse et audacieuse dictature en fait de toilette et d’élégance extérieure. Très certainement c’est cela aussi ; mais c’est bien davantage. Le Dandysme est toute une manière d’être, et l’on n’est pas que par le côté matériellement visible. C’est une manière d’être, entièrement composée de nuances, comme il arrive toujours dans les sociétés très vieilles et très civilisées, où la comédie devient si rare et où la convenance triomphe à peine de l’ennui. »
« (…) Ainsi, une des conséquences du Dandysme, un de ses principaux caractères, est-il de produire toujours l’imprévu, ce à quoi l’esprit accoutumé au joug des règles ne peut pas s’attendre en bonne logique. (…) C’est une révolution individuelle contre l’ordre établi (…) Le Dandysme, au contraire, se joue de la règle et pourtant la respecte encore. Il en souffre et s’en venge tout en la subissant ; il s’en réclame quand il y échappe ; il la domine et en est dominé tour à tour : double et muable caractère ! Pour jouer ce jeu, il faut avoir à son service toutes les souplesses qui font la grâce, comme les nuances du prisme forment l’opale, en se réunissant. »

Ce n’est pas seulement un important pan de notre propre vie (…) qui disparaît toute une époque, désormais et à jamais révolue !

Paroles admirables d’intelligence, de profondeur et de finesse tout à la fois, où les esprits les plus pénétrants pourraient donc aisément reconnaître, effectivement, quelques-uns des traits de caractère les plus saillants de la belle et grande Brigitte Bardot, tellement en avance sur son temps, précisément !
Preuve en est encore, s’il fallait s’en convaincre définitivement, cette ultime, aussi rare que judicieuse, réflexion, dans ce même opus, de Barbey toujours : « Ce qui fait le Dandy, c’est l’indépendance. (…) Tout dandy est un oseur, mais un oseur qui a du tact, qui s’arrête à temps et qui trouve, entre l’originalité et l’excentricité, le fameux point d’intersection de Pascal. » Tout est dit, en un parfait résumé !

Solitude, singularité et distinction

Le dernier mot cependant, concernant cette exquise femme dandy que fut donc également Brigitte Bardot (trop peu de gens s’en rendirent compte !), revient à Roger Kempf qui, sur ce même sujet du dandysme, mais centré plus précisément ici sur la solitude, la singularité et la mort, écrivit, dans son superbe « Dandies – Baudelaire et Cie », des mots essentiels :

Il y affirme, en effet : « Mais loin de se dresser contre ses générateurs misérables, le dandy se contente (…) de leur tourner le dos. Que les censeurs se rassurent : il croit (…) à la discipline, il a horreur du laisser-aller. Plus insolent que transgresseur, il n’est pas dangereux, face aux trublions de toutes sortes (…). Le dandysme : un monde métaphorique aux couleurs du soleil couchant, un exercice impossible. (…) Comment garder le secret ou le silence au temps de l’ordre public ? Comment vivre sur le mode de l’être, non du devenir ? Comment rêver sous le régime du progrès ? Questions terribles et sans réponse, menant parfois au suicide et toujours au rebut et à la mort. Le dandy ne l’ignore pas. Condamné, il s’attend à disparaître, dignement. »

Et, de fait, c’est bien là, mutatis mutandis, ce que vient de faire en ce dimanche 28 décembre 2025, entre la spiritualité intériorisée de la Noël et les joies externes du Nouvel An donc, cette femme éminemment libre, et pourtant extrêmement généreuse envers ses semblables, et bien plus encore envers ses animaux qu’elle chérissait, à juste titre, tant : disparaître dignement, sans jamais, au sublime faîte de sa profonde humanité (on appréciera ici l’oxymore), comparaître… surtout pas, forte de son incandescente liberté de vraie femme, devant un quelconque tribunal, sinon celui de sa propre et seule conscience.

Adieu donc, très chère B.B. ! Avec votre mort, ce n’est pas seulement un important pan de notre propre vie, depuis notre jeunesse et même enfance pour beaucoup d’entre nous, qui disparaît ainsi, mais, face à cet ultime mythe intemporel que vous incarniez en majesté pour vos nombreux admirateurs, toute une époque, désormais et à jamais révolue !

                                                                 DANIEL SALVATORE SCHIFFER

 


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