Coopération géopolitique : l’Iran, un allié farouche ou un ennemi potentiel de la Russie ?
Le président iranien, Ebrahim Raïssi – AFP Début mars, le guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Ali Khamenei, a accusé Washington d’être à l’origine de l’invasion russe en Ukraine. « La crise ukrainienne trouve ses racines dans les politiques des Etats-Unis et de l’Occident », a-t-il affirmé dans un discours télévisé. Mais pour certains analystes, malgré ces prises de position affirmées, c’est plutôt la coopération géologique et les liens énergétiques entre le pays de Poutine et celui de Khamenei qui ont contribué à alimenter le projet d’une invasion de l’Ukraine. L’Iran est-il dès lors un allié secret de la Russie dans le conflit ukrainien ou est-il pris dans un étau dont il pourrait positivement s’affranchir ? Notre entretien avec Hamid Enayat, politologue et spécialiste de l’Iran.
L’Iran accuse Washington d’ingérence
Dès les premières heures de l’invasion russe de l’Ukraine, de hauts responsables de la République islamique d’Iran, dont le Guide suprême, ont pris des positions « pro russes », considérant que « les provocations de l’OTAN étaient responsables de la situation actuelle dans le pays » et que « l’Ukraine est une victime de la politique des États-Unis ».
Se référant également à la situation en Afghanistan, Ali Khamenei a qualifié de « mirage » le soutien des gouvernements occidentaux à leurs « gouvernements fantoches » et a déclaré que « ceux qui comptent sur les États-Unis devraient apprendre et comprendre cette leçon », accusant le « régime mafieux » des Etats-Unis de créer de nombreuses crises dans le monde.
Un anti-américanisme toxique
« Les relations sont rompues entre l’Iran et les Etats-Unis depuis 1980 et cette rupture s’est consolidée suite aux attentats du 11 septembre », nous explique Hamid Enayat. « Dans ce contexte, l’Iran étant le deuxième plus grand détenteur de gaz naturel au monde, la théocratie iranienne croit qu’en formant une alliance, ou du moins en se rapprochant de la Russie et de la Chine, elle peut former un pôle contre les États-Unis. La conclusion de contrats de 25 ans avec la Chine et le pillage du pétrole iranien au profit de la Chine, ainsi qu’un accord avec la Russie pour ne pas extraire les droits gaziers iraniens de la mer Caspienne et ne pas permettre au gaz iranien d’affluer vers le marché européen, s’inscrivent dans cette vision orientale. Or, en procédant de la sorte, l’Iran, dont l’économie s’effondre, ne poursuit pas les intérêts nationaux, mais ses propres intérêts islamistes et fondamentalistes.
Et de nous préciser : « l’anti-occidentalisme et l’anti-américanisme du régime iranien sont tirés de dogmes religieux médiévaux. La théocratie iranienne ne s’adapte au monde moderne. Or, le régime iranien doit faire face à de nouveaux défis. En changeant de paradigme, il pourrait couvrir son incapacité à répondre aux besoins économiques du peuple iranien, dont au moins la moitié vit dans l’extrême pauvreté et a été privé de 23 milliards de dollars faute d’extraction pétrolière ».
Un besoin de contrôle russe étendu
Plusieurs sources affirment aussi que les présidents de la République islamique d’Iran et de la Fédération de Russie se seraient également entretenus par téléphone de nouveaux développements internationaux pour contourner pour contourner les sanctions imposées par l’occident en échange du soutien de Moscou.
« La Russie a toujours essayé d’empêcher le gaz iranien d’atteindre l’Europe. Avec la découverte d’un nouveau champ gazier, le champ de Tchalus, l’Iran est en mesure de fournir 20% du gaz européen. Cela pourrait constituer une grave menace géopolitique pour le rôle dominant de la Russie sur le marché gazier européen, parce que si l’Iran entre sur le marché européen de l’énergie, la puissance de la Russie en Europe serait sapée ».
C’est pourquoi, selon l’une des dispositions de l’accord de coopération stratégique de 20 ans avec la Russie, Téhéran a accepté que Moscou encadre le marché du gaz et détermine à quel prix et à quels pays l’Iran vendra ce gaz.
« La coopération entre les régimes iranien et russe a aussi conduit les pays arabes à conclure des accords majeurs avec la Russie pour éloigner la Russie de l’Iran, et lors de l’agression contre l’Ukraine, ils n’ont pas soutenu l’Ukraine comme l’ont fait d’autres pays du monde, en condamnant publiquement cette agression », précise Hamid Enayat.
Et pourtant, pour l’avoir longtemps « pratiquée », l’Iran devrait savoir à quoi s’attendre avec la Russie. Au cours du XIXe siècle, la Perse des Qadjars a en effet dû subir la prédation territoriale des tsars voisins et leur céder de nombreux territoires, en particulier dans le Caucase. Même si aujourd’hui, la Russie post-soviétique a troqué son statut d’ennemie pour celui de soutien de l’Iran, et si leur relation s’est enrichie de multiples interdépendances, elle demeure néanmoins ambivalente du côté russe.
Un rapprochement avec l’Occident utile
Alliés face à l’Occident, la Russie et l’Iran partagent ironiquement la même situation aujourd’hui : tous deux sous un régime de sanctions, tous deux exclus de la scène internationale, tous deux en grande difficulté sur le plan domestique à cause de cet isolement que la force militaire ne parvient pas à combler.
En raison de sa position jusqu’au-boutiste, la Russie pourrait demeurer dans cet état de fait. L’Iran en revanche a la possibilité d’en sortir et de regagner sa juste place dans le concert des nations. Ses ressources en gaz naturel pourraient en effet lui permettre de revenir sur la scène internationale.
Pour Hamid Enayat, « alors que la guerre en Ukraine redéfinit déjà les équilibres géopolitiques mondiaux, l’intérêt de l’Iran n’est effectivement pas de rester un allié indéfectible de Moscou ».
La guerre en Ukraine et l’aide qu’il peut apporter aux Occidentaux pour contrebalancer le chantage énergétique de la Russie lui offrent enfin un contexte favorable. Et la décision des États-Unis d’imposer un blocus aux hydrocarbures russes les pousse aussi à ouvrir le dialogue avec des pays et régimes honnis hier, mais potentiellement utiles demain en raison de leur poids énergétique. C’est déjà le cas avec le Venezuela, cela peut l’être également avec l’Iran, qui n’a besoin que d’une levée des sanctions et d’une normalisation des relations pour regagner le marché international. Cela serait une solution alternative durable pour les Occidentaux et une excellente nouvelle pour son économie et pour son peuple ».
Cela signifierait évidement un changement radical d’orientation de la position iranienne, tant d’un point de vue rhétorique que stratégique. Après s’être tourné vers l’Est pour résister aux sanctions américaines, l’Iran optera-t-il pour un juste équilibre, voire un retour plus affirmé vers l’Ouest ? « Si Téhéran et Washington le désirent, il est possible d’atteindre cet horizon, et ce en dépit des manœuvres russes. Il y a un temps où les dictateurs n’écoutent pas le peuple. Mais lorsque sa colère enflamme les protestations, alors c’est le peuple qui n’écoute plus les dictateurs », ponctue Hamid Enayat.
