Trafic d’armes en provenance d’Ukraine : le jeu dangereux du « wait and see »
La guerre en Ukraine est-elle en train de réactiver certaines filières du trafic d’armes ? Pourquoi l’Europe ne fait-elle aucun suivi des armes à feu qu’elle envoie en Ukraine ? Quel est le positionnement de la Belgique dont la FN Herstal produit les armes qui risquent le plus de refaire surface dans les circuits parallèles ? Depuis l’automne dernier, après quelques réticences, les Etats-Unis sont parvenus à imposer à l’Ukraine toute une série de pratiques. Un comité spécial temporaire a été créé, il est chargé de superviser la réception et l’utilisation des armes, mais il est difficile d’évaluer sa réelle efficacité. Les Etats-Unis sont allés plus loin en formant des agents de contrôle des stocks sur le front tout en accentuant la traçabilité des armes qu’ils envoient. Le Pentagone mandate également des équipes sur place pour effectuer des contrôles ponctuels des stocks d’armes et de munitions. Ce sont des démarches actives, voire intrusives, qui préparent l’après-guerre en temps de guerre, elles sont des démarches indispensables dans le cas de l’Ukraine. Pourquoi l’Europe ne se permet-elle pas de telles intrusions, choisissant de ne se fier qu’aux déclarations ukrainiennes sur la gestion des armes qu’elle envoie ? Que fait la Belgique ?
Les déclarations de la Commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, en visite à Kiev le jeudi 11 mai, avaient de quoi surprendre. Alors que le Gouvernement américain, Interpol et le GRIP (Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la sécurité) s’inquiètent ouvertement du sort des armes occidentales envoyées en Ukraine, la Commissaire Johansson s’est voulue rassurante : « Même si l’expérience nous a appris que la guerre est à la fois une catastrophe pour les citoyens et une aubaine pour les criminels, nous n’avons pas constaté de trafic industriel d’armes hors de l’Ukraine. ».
Pourtant, des armes à feu provenant d’Ukraine ont été saisies dernièrement dans plusieurs pays d’Europe, dont la Belgique. Invitée par un journaliste à préciser sa pensée, Ylva Johansson a continué en ces termes : « Nous avons constaté que quelques armes avaient été emportées par des personnes pour leur protection personnelle. Les douanes s’en sont évidemment saisies. Certaines personnes avaient emporté des armes comme des trophées (rire) en essayant de… Mais pas de vrai trafic. »[1].
Europe et Interpol, deux salles deux ambiances…
L’Europe n’a pas le contrôle de toutes les frontières de l’Ukraine, loin de là. Si la Commissaire aux Affaires intérieures ne se base que sur les données fournies par Frontex, il y a fort à parier qu’elle minimise la situation. Le fait-elle sciemment ? Entretient-elle à dessein le mythe folklorique du bon père de famille ukrainien fuyant en Europe avec le peu qu’il lui reste, dont une arme, dans le coffre de sa voiture ?
Les armes envoyées à l’Ukraine seront bientôt disponibles sur le marché criminel et constitueront un défi.
Comment concilier de tels propos avec les déclarations de Jürgen Stock, le secrétaire général d’Interpol, pour qui les armes envoyées à l’Ukraine « seront bientôt disponibles sur le marché criminel et constitueront un défi. Aucun pays ou région ne peut y faire face de manière isolée, car ces groupes opèrent au niveau mondial. Nous pouvons nous attendre à un afflux d’armes en Europe »[2] ? Comment ces propos et ceux prononcées au nom de l’Europe peuvent-ils faire référence à une même réalité ? Ces deux personnes et les structures qu’elles représentent, ne se placent tout simplement pas dans la même temporalité.
La vérité d’un instant T
Depuis la fin de la guerre en ex-Yougoslavie, on observe que les filières de trafic d’armes s’activent surtout quand un conflit se gèle et que le chaos social s’installe. Quand un stock important d’armes se retrouve à disposition des civils qui n’en ont plus besoin, les trafiquants s’en emparent, les envoient sur d’autres théâtres de guerre ou les injectent dans les circuits parallèles. Tout dépendra, en fait, de l’état dans lequel cette guerre laissera l’Ukraine. Tant que la guerre fait rage, les armes sont utiles sur place[3].
Ce que dit la Commissaire Johansson est donc vrai pour l’instant : les armes ne sortent d’Ukraine qu’au compte-goutte. Dans un conflit comme celui-là, il est également normal que quelques armes soient perdues. Des civils appelés à combattre quittent le front, des combattants étrangers aux profils troubles rentrent chez eux, des soldats décèdent, des armes sont abandonnées lors de replis rapides qui ne permettent pas d’organiser leur récupération. Ce sont là des pertes auxquelles on peut s’attendre et c’est pour cela que des armes à feu occidentales passent régulièrement aux mains du groupe Wagner. Cette organisation paramilitaire s’est fait une spécialité d’armer les conflits partout dans le monde mais, pour l’instant, elle manque trop d’armes et de munitions pour revendre toutes celles dont elle s’empare.
Contrer la propagande russe
Les discours rassurants prononcés au nom de l’Europe sont aussi un moyen de ne pas laisser la propagande russe gagner du terrain dans les médias occidentaux. En juillet dernier, le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, déclarait à la télévision, sans donner de preuve, que les armes livrées à l’Ukraine étaient directement envoyées au Moyen-Orient[4]. Il y a plusieurs années, c’est vrai, l’Ukraine était une plaque tournante du trafic mondial d’armes à feu. Cette façon de renvoyer l’Ukraine à ce qu’elle a effectivement été, après l’écroulement du bloc soviétique, se propage sans nuance dans l’espace médiatique occidental. Cela explique en partie l’émergence d’un contre-discours européen exagérément rassurant.
Aucun contrat de rétrocession d’armes n’a été passé entre l’Ukraine et l’Europe. Des milliers d’armes à feu sont envoyées dans un immense trou noir et y disparaissent.
La situation de l’Ukraine aujourd’hui est bien différente de celle des années 1990. L’emprise des Etats-Unis sur ce pays de 45 millions d’habitants change considérablement la donne. Depuis l’automne dernier, après quelques réticences, les Etats-Unis sont parvenus à imposer à l’Ukraine toute une série de pratiques. Un comité spécial temporaire a été créé, il est chargé de superviser la réception et l’utilisation des armes, mais on ne sait pas quelle est la capacité réelle de vérification de ce comité. Les Etats-Unis sont donc allés plus loin en formant des agents de contrôle des stocks sur le front tout en accentuant la traçabilité des armes qu’ils envoient. Le Pentagone mandate également des équipes sur place pour effectuer des contrôles ponctuels des stocks d’armes et de munitions. Ce sont des démarches actives, voire intrusives, qui préparent l’après-guerre en temps de guerre ; ce sont des démarches indispensables dans le cas de l’Ukraine. Pourquoi l’Europe ne se permet-elle pas de telles intrusions, choisissant de ne se fier qu’aux déclarations ukrainiennes sur la gestion des armes qu’elle envoie ?
Léthargie européenne
Plusieurs éléments expliquent le volontarisme américain et la léthargie européenne. Premièrement, l’Ukraine est disposée à céder un peu de sa souveraineté aux Etats-Unis, car elle tient à préserver la promesse d’un parrainage américain à long terme. Les Etats-Unis sont de loin les plus grands fournisseurs d’armes dans ce conflit qui les oppose indirectement à la Russie, ils se doivent de prendre leurs responsabilités à cet égard. Enfin, l’envoi de certaines armes extrêmement dangereuses oblige les Américains à en surveiller les usages et les déplacements. Si des groupes terroristes mettaient la main sur des lance-missiles américain Tsinger, ils seraient capables d’abattre des avions de ligne en étant positionnés au sol et cela représenterait un danger inédit.
Les lance-missiles Tsinger sont des armes relativement lourdes et imposantes, bien que portables. Leur surveillance est donc possible, par divers moyens (satellites et géolocalisation). A contrario, l’Europe fournit l’Ukraine en armes à feu plus légères, qui se dispersent rapidement sur le front et dont le monitoring est presqu’impossible.
Au moment de leur livraison, les armes européennes sont acheminées vers un point de centralisation, non loin de la frontière ukrainienne. Une fois prises en charge par l’armée ukrainienne et passée la frontière, on ne sait pas ce qu’elles deviennent. Difficile dans ce cas de prévoir une récupération au moins partielle de ces armes une fois le conflit terminé. D’ailleurs, aucun contrat de rétrocession d’armes n’a été passé entre l’Ukraine et l’Europe. Des milliers d’armes à feu sont envoyées dans un immense trou noir et y disparaissent.
La Belgique s’aligne sur la communication européenne
Cette problématique concerne tout particulièrement la Belgique qui fournit des armes de la FN Herstal sophistiquées et légères. Ces armes feraient le bonheur des trafiquants si elles tombaient entre leurs mains en grand nombre. Interrogée à ce sujet, la ministre belge de la Défense, Ludivine Dedonder (PS) déclarait récemment : « Lors de ma rencontre avec le ministre Reznikov, ce dernier m’a assuré que les contrôles avaient été mis en place selon les mêmes standards que ceux de l’armée belge »[5]. Que déduire de cette affirmation ? Que la Belgique s’aligne totalement sur la communication européenne et qu’elle se satisfait des déclarations ukrainiennes[6].
Lors de ma rencontre avec le ministre Reznikov, ce dernier m’a assuré que les contrôles avaient été mis en place selon les mêmes standards que ceux de l’armée belge.
Si l’on compare l’effort important des Etats-Unis pour monitorer dès aujourd’hui leurs armes et la passivité des européens, il y a de quoi s’inquiéter. Les européens envoient en Ukraine les armes les plus susceptibles de refaire surface dans les circuits parallèles et se préoccupent moins que les Etats-Unis du devenir de ces armes. Pourquoi ? Probablement parce que la tâche est plus complexe. La raison de la passivité européenne réside aussi dans l’importance exagérée qui est donnée à la fameuse « contre-offensive » ukrainienne. Dans le narratif européen, non seulement cette offensive doit avoir lieu, mais elle doit également tout résoudre. Effectivement, dans l’hypothèse où l’Ukraine récupèrerait en quelques mois l’entièreté des territoires repris par la Russie, y compris la Crimée, les alliés de l’Ukraine auraient comme interlocuteur un pays souverain, capable de contrôler son territoire et de répertorier assez efficacement les armes européennes.
Une période de guerres sans fin
Ce scénario positif va à contre-courant de l’histoire récente. Aujourd’hui, les guerres ne se gagnent plus. Aujourd’hui, les conflits sont gelés sans armistice, les situations pourrissent et des pays meurtris retournent à l’indifférence du monde et au chaos. Si aucun vainqueur n’apparaissait clairement, malgré le déclenchement de la contre-offensive ukrainienne, il y a fort à parier que le soutien à l’Ukraine s’étiolerait quelque peu. Avec un changement de présidence aux Etats-Unis, l’Ukraine pourrait se retrouver livrée à elle-même en quelques mois, malgré les déclarations du ministre allemand des Armées, Boris Pistorius, à l’occasion de la récente visite en Allemagne du président ukrainien : « L’Allemagne apportera toute l’aide qu’elle pourra apporter, aussi longtemps que nécessaire »[7].
C’est précisément dans des circonstances de guerre ni terminée, ni vraiment en cours que les filières de trafic d’armes auraient le plus de chances de se réactiver demain. L’Europe fait comme si un tel scénario ne pouvait pas se produire et ne fait pas grand-chose en tout cas pour s’y préparer. S’assurer activement de l’absence de risques de dispersion des armes envoyées est pourtant l’un des points cardinaux de la Position commune pour coordonner les politiques européennes d’exportation de matériel de défense[8]. L’Europe manque donc ici à ses propres obligations.
Et si la Belgique ouvrait la voie ?
La Belgique, dont la voix porte parfois si peu, est directement concernée par ce problème : les armes qui risquent de revenir en Europe en grand nombre via les circuits parallèles sont en partie produites en Belgique par la FN Herstal (des fusils d’assaut FNC et des SCAR plus modernes, des FN F2000 et des mitrailleuses légères Minimi). De plus, la Belgique est un hub européen particulièrement perméable au trafic d’armes à feu et devrait également tirer la sonnette d’alarme à ce titre[9]. Enfin, la Belgique héberge les institutions européennes dont l’un des plus hauts cadres est belge[10]. Et si la Belgique faisait entendre raison à l’Europe sur un problème qui doit être anticipé dès maintenant ? La tactique européenne du « wait and see », que les récents propos de sa Commissaire aux Affaires intérieures illustrent parfaitement, est la plus simple, la plus lâche et la plus périlleuse. Certes, gouverner c’est surtout répondre à l’urgence, mais gouverner c’est aussi prévoir comme on le dit trop souvent. Mais il est clair que dans ce dossier, l’Europe ne prévoit rien, ou trop peu.
Julien B.
[1] https://www.youtube.com/watch?v=eeuAFc7r5A0
[2] https://www.theguardian.com/world/2022/jun/02/ukraine-weapons-end-up-criminal-hands-says-interpol-chief-jurgen-stock
[3] https://www.grip.org/wp-content/uploads/2022/07/EC_2022-07-12_GB-YQ-Ukraine-livraison-armes-UE.pdf
[4] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/des-armes-occidentales-livrees-a-l-ukraine-finissent-sur-le-marche-noir-accuse-moscou-20220705
[5] https://www.ln24.be/videos/2023/02/23/que-deviennent-les-armes-belges-en-ukraine-ln24-q85mkrk/
[6] https://twitter.com/YlvaJohansson/status/1656597946572460032
[7]https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-l-allemagne-annonce-des-livraisons-d-armes-pour-2-7-milliards-d-euros-20230513
[8] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:02008E0944-20190917&from=ES#:~:text=Les%20États%20membres%20refusent%20l,le%20pays%20de%20destination%20finale.
[9] https://lpost.be/2023/05/11/la-belgique-confrontee-a-de-nouveaux-types-darmes-a-feu/
[10] https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Michel