SERIE POLITIQUE : LA PREMIERE FOIS AUX ELECTIONS

Andrea Rea (PS), l’académique, spécialiste des questions migratoires, prône la limitation des mandats politiques

Spécialiste des questions migratoires, le sociologue Andrea Rea (à droite sur la photo) veut lutter notamment contre les inégalités scolaires. BELGA

Andrea Rea fait partie du paysage académique belge depuis plusieurs décennies. Né à Auvelais (Sambreville) un 19 juin 1959, ce fils d’immigrés italiens, que l’air du temps des années 1970 voyait embrasser un métier manuel, deviendra l’un de nos plus brillants sociologues. La plus grande partie de sa carrière sera dédiée à la recherche et l’enseignement à l’Université libre de Bruxelles. Ses travaux, concentrés essentiellement sur l’étude des phénomènes migratoires, sont aujourd’hui considérés comme une référence. Tout au long de sa carrière, il s’est également questionné sur la manière de travailler à une meilleure intégration des communautés étrangères en Belgique et à Bruxelles. Aujourd’hui à la retraite, il se lance en politique, poussant la liste du PS pour les élections du 9 juin prochain à la Chambre. Dans l’entretien qu’il nous consacre, Andrea Rea évoque l’enseignement (il est proche de Caroline Désir, tête de liste PS à la chambre et ministre sortante de l’Enseignement), mais aussi de la montée de l’extrême droite en Europe. D’après lui, si Bruxelles et la Wallonie sont épargnées par cette dernière, c’est parce que les partis politiques francophones de Belgique appliquent fermement le cordon sanitaire.

Andrea Rea, vous vous présentez cette année sur la liste du PS à la Chambre. Un engagement qui pourrait surprendre tant votre parcours fut surtout académique. Et si on commençait d’abord par votre parcours personnel de fils d’immigrés italiens..

Je suis né à Auvelais (commune de Sambreville située dans la province de Namur). Mon père était venu pour travailler dans les mines en 1955 à l’âge de 21 ans. Ma mère est, quant à elle, arrivée à l’âge de 15 ans et elle a commencé à travailler dans une famille bourgeoise pour y garder les enfants. Après quelque temps, mon père ne voulant plus travailler à la mine, il est devenu domestique à demeure à Bruxelles. Le patron ne voulant pas d’enfants de domestiques, je suis retourné vivre avec ma grand-mère en Italie avant de revenir un an plus tard.

Comment s’est passée votre scolarité ?

À l’époque, un Italien ne pouvait être qu’un bon mécanicien auto (rire). Un jour, quelqu’un a dit à mes parents : « il a de bons résultats scolaires, il faut l’inscrire dans un établissement général ». C’est comme ça que je suis entré à l’Athénée royal Léon de Page. J’ai ensuite choisi des études de sciences sociales, une branche tout à fait nouvelle à l’époque.

A quel moment vous êtes-vous senti l’âme d’un activiste ?

À 16 ans j’ai découvert Antonio Gramsci (écrivain et théoricien politique italien mort en 1937) et je suis devenu assez rapidement politisé. Mes parents avaient aussi créé une association d’Italiens à Ixelles. Ils organisaient chaque année la fête de la famille au Musée d’Ixelles. Un militantisme catholique même s’ils n’étaient pas vraiment de grands pratiquants. À l’époque, il faut savoir qu’on mettait à disposition un curé pour 1000 travailleurs. Jusqu’en 1970, l’Etat belge payait l’arrivée des prêtres pour encadrer les Italiens. Avant cela, c’était Fedechar (la Fédération des Charbonnages) qui payait le salaire des prêtres pour l’encadrement des travailleurs.

Quand on voit la montée de l’extrême droite un peu partout, être au balcon ne me convient plus.

Les études de sociologie, dans les années 1970, étaient-elles accessibles aux enfants issus de l’immigration ?

La discipline était encore nouvelle, mais c’est aussi un moment où la dimension critique de la société était portée par la sociologie. Les sciences politiques n’existaient pas encore, c’était une filière du droit. Il y avait beaucoup de militants qui faisaient de la sociologie. A l’ULB, elle n’existe que depuis 1960. Les grands sociologues, comme Bourdieu par exemple, avaient étudié la philosophie. C’est la dimension critique de la société qui m’a donné envie d’étudier la sociologie, mais aussi la lecture de livres marxistes.

Depuis 1977, vous êtes proche des idées de gauche et du Parti Socialiste. Aujourd’hui vous êtes à la retraite de vos fonctions académiques, c’est donc le bon moment pour vous engager en politique ?

En effet, j’ai aussi rencontré Caroline Désir qui est tête de liste à la Chambre et j’aime beaucoup sa manière de faire de la politique. Très à l’écoute, très attentionnée, très rigoureuse. Il faut dire aussi que je viens de recevoir la nationalité belge après quelques péripéties (rire). Mais j’ai aussi beaucoup réfléchi sur la manière dont on critique souvent les politiques sans jamais prendre le risque de s’engager. Quand on voit la montée de l’extrême droite un peu partout, être au balcon ne me convient plus. On peut bien sûr agir dans le monde associatif, je suis moi-même Président de plusieurs ASBL, mais ne rien faire de plus n’était plus possible pour moi.

La dimension éducation permanente s’est perdue chez beaucoup de partis pour ne plus être que des partis publicitaires. D.R.

Comment comptez-vous traduire vos engagements politiques de manière concrète ?

Quand on fait de la recherche, comme ce fut mon cas pendant des années, on rédige des rapports et ces rapports intègrent des recommandations que l’on propose aussi aux hommes et femmes politiques. Je peux dire aujourd’hui que j’en ai fait énormément. Alors, que cela soit bien clair, je ne suis pas en train de vous dire que je ferai carrière en politique, mais m’engager pour les prochaines élections, c’est une manière de transformer mes convictions politiques, mais aussi de relayer le mal-être des personnes que je côtoie ou que j’ai côtoyé comme certains de mes étudiants complètement désabusés des politiques.

Ce n’est pas parce que l’opinion publique est contre l’immigration que les partis politiques reprendront ces discours.

La montée de l’extrême droite est significative, on ne peut pas le nier. Quelles sont les solutions que le sociologue et le candidat politique préconise pour faire barrage ?

La partie francophone de notre pays reste une exception européenne : nous n’avons pas d’expression de l’extrême droite ancrée historiquement sur notre territoire. Prenons les travaux de Bart Meuleman de la KUL en 2019 sur l’accueil des migrants. Nous avons observé dans les sondages d’opinion qui portaient sur deux questions : 1— Pensez-vous que l’immigration dénature la culture du pays ? Et 2- pensez-vous que c’est un mal pour le développement économique ? Le taux de réponses positives est pratiquement le même du côté francophone que néerlandophone, il tourne autour des 50%. L’avis négatif sur l’immigration, il existe bel et bien et nous avons pu l’étudier sur une durée de 20 ans. Si on regarde maintenant les choses d’un point de vue politique, elles ne se traduisent pas de la même manière. Ce n’est pas parce que l’opinion publique est contre l’immigration que les partis politiques reprendront ces discours. C’est l’offre politique qui génère le fait que l’on votera pour un parti qui est pour ou contre l’immigration. Ce qui se passe du côté francophone, et ce n’est pas le cas en Flandre, c’est que nous avons « un cordon sanitaire » qui s’applique aussi aux médias. Ne pas donner la parole à l’extrême droite est le meilleur des remparts contre elle.

Plutôt que d’interdire et museler une opinion qui apparaît comme incorrecte, ne devrait-on pas la laisser s’exprimer et y opposer une contradiction capable de la déconstruire ?

Je ne suis pas d’accord avec ça. L’expression raciste a été exprimée dans l’espace politique le plus institué en Belgique en 1970 avec Roger Nols (bourgmestre FDF de Schaerbeek entre 1970 et 1989). Après cela, les partis sont entrés dans une logique d’intégrer la diversité. Chez nos voisins flamands, cette intégration s’est faite beaucoup plus tard. Tout cela a créé un seul narratif, posant la question sur un seul objet : la question migratoire ! La société ne se limite pas à cela et on trouve-là un bouc émissaire et ce n’est pas une bonne chose que d’accorder la parole à ceux qui n’abordent jamais que ces sujets-là. Si on fait une loi qui affirme que l’incitation à la haine est un délit et non pas une opinion, alors ne donnons pas la parole à ceux qui en font une promesse politique.

Vous êtes aujourd’hui engagé dans un parti politique qui traine des casseroles. Nos concitoyens ont perdu confiance en la politique et ceux qui la font. Comment les socialistes comptent-ils faire pour regagner la confiance des Belges ?

Nous sommes dans un parti « hyper-familiariste », mais cela existe partout. Les « filles de… et les fils de… », nous ne sommes pas les seuls chez les socialistes à le pratiquer. Cela devient des dynasties et je pense qu’il est temps de rouvrir l’espace politique. On peut considérer que nous ne sommes pas totalement à gauche et qu’il faudrait en faire plus. En même temps, nous sommes dans un pays où nous sommes gouvernés par des alliances politiques permanentes avec des compromis qui ne proposent jamais de totale majorité. Nos gouvernements sont forcément toujours un peu mi-figue, mi-raisin. Tout cela ne favorise pas de la part de nos concitoyens une vraie adhésion et à cela s’ajoute les « casseroles » que les uns et les autres trainent derrière eux. La dimension éducation permanente s’est perdue chez beaucoup de partis pour ne plus être que des partis publicitaires. La dimension d’encrage et la dimension idéologique est devenue inexistante.

Cela devient des dynasties et je pense qu’il est temps de rouvrir l’espace politique.

Comment remédier à cela ?

Il faut qu’il y ait une démocratie plus ouverte, des députés qui ne doivent pas avoir plus de deux ou trois mandats. Avoir 30 ans de carrière au Parlement, je pose la question de savoir si c’est la chose à faire.

Quels seront les grands axes pour la nouvelle législature du Parti Socialiste ?

Je voudrais travailler sur les inégalités, les questions migratoires, les inégalités face à la santé, les inégalités à l’école. Nous savons qu’en Fédération Wallonie Bruxelles, ce sont les inégalités scolaires qui créent les inégalités sociales. Il faut donc mettre un terme à la ségrégation scolaire, il faut redonner le droit aux parents de mettre leurs enfants dans l’école de leur choix, surtout à Bruxelles qui est le marché le plus concurrentiel. C’est moins le cas en Wallonie, mais à Bruxelles, l’école est le reflet de la sociologie du quartier. Au niveau du PS, nous faisons le même constat et nous voulons travailler sur cette question-là. La santé doit rester gratuite et de proximité, là aussi, ce sont les plus précarisés qui souffrent d’un manque d’accès aux soins de santé et l’espérance de vie en devient plus courte. Autre axe, la politique fiscale. Taxer les riches, ce n’est pas révolutionnaire, mais c’est fondamental. Revoir une politique fiscale pour augmenter les bas salaires en exonérant d’impôts une partie de leur rémunération, c’est important pour faire augmenter celui-ci.

Vous poussez la liste, vous ne serez donc pas élu ?

Non, mais mon envie est surtout de participer à une dynamique. Je ne me sens pas l’envie de prendre un poste d’élu à un moment où on affirme qu’il faut laisser la place aux jeunes. Prendre la place de quelqu’un alors que je suis pensionné ne me va pas trop.

Propos recueillis par Malika Madi