Corruption au Maroc : 50 milliards de dirhams volés chaque année, et un pays placé sous respirateur artificiel
Des manifestants brandissent des pancartes lors d'une manifestation menée par des jeunes, place Mohammed V à Casablanca, le 6 octobre 2025. Ils réclament des réformes de la santé publique et de l'éducation. Abdel Majid BZIOUAT / AFP Il y a un chiffre qui, dans n’importe quel pays, devrait faire l’effet d’un électrochoc national : 50 milliards de dirhams (environ 5 milliards d’euros). C’est, selon l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC), l’ordre de grandeur de ce que la corruption coûte chaque année au Maroc : entre 3,5% et 6% du PIB, soit des dizaines de milliards de dirhams qui disparaissent dans les circuits opaques des marchés publics truqués, des passe-droits et des rentes captées par quelques-uns.
Le président de l’INPPLC, Mohamed Bachir Rachdi, l’a dit sans détour : l’impact de la corruption se situe dans cette fourchette de 3,5% à 6% du PIB. Autrement dit, le Maroc s’auto-inflige chaque année une amputation massive de ses propres ressources.
D’importantes infrastructures délaissées
Cinquante milliards de dirhams (environ 5 milliards d’euros), ce sont des hôpitaux modernes qu’on ne construit pas, des écoles qu’on laisse tomber en ruine, des routes et des réseaux d’eau qui ne voient jamais le jour, des politiques sociales qu’on renvoie à plus tard. Ce n’est pas une abstraction : c’est une addition très concrète présentée, chaque année, au peuple marocain.
Dans l’Indice de perception de la corruption 2024 de Transparency International, le Maroc obtient 37/100 et se classe 99ᵉ sur 180 pays.
Les indicateurs internationaux confirment ce diagnostic sombre. Dans l’Indice de perception de la corruption 2024 de Transparency International, le Maroc obtient 37/100 et se classe 99ᵉ sur 180 pays, perdant un point et deux places par rapport à 2023.
En 2018, le pays était 73ᵉ avec 43/100. En six ans, il a donc perdu 26 rangs et 6 points, glissant vers la zone où la corruption est structurelle plutôt qu’accidentelle. Cette dégradation n’est pas une opinion : c’est une série statistique.
L’éclairage de l’OCDE : un fossé entre la théorie et la pratique
L’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), de son côté, apporte un éclairage très précis. Selon la fiche pays des « Public Integrity Indicators », le Maroc remplit 73% des critères réglementaires pour la qualité de son cadre stratégique anticorruption, mais seulement 53% pour la mise en œuvre de cette stratégie.
BELGA Le Premier ministre marocain, Aziz Akhannouch, photographié lors d’une conférence de presse à Rabat, au Maroc, le dimanche 14 avril 2024, à l’occasion d’une série de rencontres bilatérales. (BELGA PHOTO HATIM KAGHAT).
Les lois existent, les institutions sont créées, les stratégies sont écrites… mais l’application réelle reste partielle, sélective, parfois purement décorative.
Sur le volet des conflits d’intérêts, le pays atteint 78% des critères de règles, mais seulement 33% en pratique. Autrement dit : les lois existent, les institutions sont créées, les stratégies sont écrites… mais l’application réelle reste partielle, sélective, parfois purement décorative. C’est le cœur du problème marocain : un « État papier » qui ne se traduit pas assez en État réel.
Irrégularités dans les marchés publics
Cette réalité se voit dans le quotidien des marchés publics. La Cour des comptes et les Cours régionales des comptes, dans leurs rapports récents, ont mis en évidence des irrégularités et manipulations graves dans de nombreux contrats, notamment ceux passés par les collectivités territoriales pour des études techniques : définition floue des projets, coûts estimatifs mal établis, appels d’offres taillés sur mesure.
Une analyse sur l’audit des marchés publics rappelle qu’en 2021, des irrégularités ont été relevées dans environ 30% des marchés examinés.
Une analyse sur l’audit des marchés publics rappelle qu’en 2021, des irrégularités ont été relevées dans environ 30% des marchés examinés. Dans le secteur du numérique, des entreprises marocaines ont récemment dénoncé des écarts allant de –81% à +119% entre les offres et le prix de référence, signe de manipulations manifestes qui faussent la concurrence et exposent l’État à des surcoûts massifs ou à des prestations au rabais.

Des manifestants brandissent des pancartes lors d’une manifestation menée par des jeunes, place Mohammed V à Casablanca, le 6 octobre 2025. Ils réclament des réformes de la santé publique et de l’éducation. (Abdel Majid BZIOUAT / AFP).
Et puis, il y a ce qui se passe, sous les projecteurs, dans l’enceinte même du Parlement. En novembre 2025, le député Abdallah Bouanou a accusé publiquement le ministère de la Santé d’un « scandale » autour du chlorure de potassium (KCl), un médicament vital. Il a mis en cause les conditions d’importation de ce produit et évoqué un possible conflit d’intérêts impliquant un membre du gouvernement, demandant la création d’une commission d’enquête parlementaire.
Démenti ferme du ministère
Le ministère a répondu par un démenti ferme, parlant d’allégations « dénuées de fondement » et défendant la régularité des autorisations, mais l’essentiel est ailleurs : quand un député, dans un hémicycle sous caméra, estime nécessaire de mettre en cause un ministère sur la gestion de médicaments en pénurie, c’est que la confiance est déjà profondément fracturée.
Le ministère a répondu par un démenti ferme, parlant d’allégations « dénuées de fondement » et défendant la régularité des autorisations, mais l’essentiel est ailleurs.
Ce cas n’est pas isolé. Les observations des Cours des comptes font apparaître, année après année, des conflits d’intérêts flagrants : des élus locaux attribuent des marchés à des entreprises appartenant à des proches, parfois à leurs propres sociétés, dans la plus grande complaisance.
Des marchés sont fractionnés pour contourner les seuils de mise en concurrence. Des études sont commandées sans besoin réel, mais avec des honoraires bien réels. La loi existe pour encadrer ces pratiques, mais la sanction demeure rare, tardive, ou symbolique.

Les forces de l’ordre marocaines positionnnées lors de la manifestation du 2 octobre 2025 à Rabat. (Abdel Majid BZIOUAT / AFP).
Impact pour l’économie réelle
Tout cela n’est pas sans conséquence sur l’économie réelle. Quand les marchés publics sont surévalués de 20, 30 ou 40%, ce sont des marges qui ne vont ni aux travailleurs, ni aux services, ni à la qualité des infrastructures, mais dans les circuits informels de la rente.
Quand une entreprise comprend qu’elle a moins besoin d’innover que de « bien se placer » politiquement, elle investit moins dans la productivité et davantage dans les relations. Quand un investisseur étranger lit que le Maroc a chuté à la 99ᵉ place du classement de Transparency International, il sait que la règle du jeu est, au mieux, incertaine.
La corruption est une stratégie
La corruption, au Maroc, n’est pas seulement une question de morale, c’est une stratégie économique négative : un modèle où l’accès à la ressource publique – terrains, concessions, marchés, autorisations – dépend trop souvent de la proximité et trop peu de la compétence. C’est ce que Transparency International résume en quelques mots : la corruption est devenue un facteur de menace pour la stabilité du pays.
Pire encore, alors que les affaires sortent, la tentation est forte de verrouiller davantage le système.
Pire encore, alors que les affaires sortent, la tentation est forte de verrouiller davantage le système. Le nouveau Code de procédure pénale, très controversé, prévoit par exemple que les plaintes pour détournement de fonds publics ne puissent être déposées que par le procureur général, sur la base de rapports d’institutions officielles, et impose aux associations l’autorisation préalable du ministre de la Justice pour se constituer partie civile.
En clair : on retire aux citoyens et à la société civile la possibilité directe de saisir la justice dans les dossiers de corruption, dans un contexte où les indices de corruption empirent. C’est un signal extrêmement inquiétant : au lieu d’ouvrir les portes de la transparence, on les referme un peu plus.
Conséquences pour les citoyens
Sur le terrain, les Marocains, eux, voient les conséquences de cette dégradation. Dans le système de santé public, des drames répétés – comme les décès suspectes de patientes à l’hôpital Hassan II d’Agadir, sur fond de sous-équipement et de gestion chaotique – symbolisent un pays à deux vitesses, où les plus modestes restent prisonniers d’un service public affaibli alors que d’autres accèdent au privé de qualité.
Chacun sait qu’une partie de cette situation est liée à la façon dont les budgets sont alloués, exécutés et parfois détournés.
La corruption n’est pas une fatalité culturelle, c’est un système politique.
Il faut le dire clairement : la corruption n’est pas une fatalité culturelle, c’est un système politique. Elle se maintient parce qu’elle arrange des réseaux puissants, parce qu’elle permet d’acheter des fidélités, de financer des clientèles, de neutraliser des oppositions.
Elle prospère dans l’opacité, la peur des représailles, la lassitude civique. Et elle coûte infiniment plus cher que ce qu’elle rapporte à ceux qui en profitent : elle détruit la confiance, abaisse le niveau de l’État, alimente le ressentiment et nourrit la tentation du départ chez les jeunes.

Le Premier marocain, Aziz Akhannouch, prend la parole lors forum des CEO africains à Abidjan en juin 2023. (Issouf SANOGO / AFP).
Devoir de fidélité et de changement
La diaspora marocaine le sait mieux que personne. Installés en Europe, en Amérique du Nord ou ailleurs, des millions de Marocains voient bien la différence entre un État qui contrôle réellement les conflits d’intérêts, publie ses contrats, protège les lanceurs d’alerte, et un État qui multiplie les lois mais laisse trop souvent les puissants à l’abri.
Ils voient leur pays d’origine perdre du terrain, non par manque de talent ou de ressources, mais par refus de régler la question centrale de l’impunité.
Ils voient leur pays d’origine perdre du terrain, non par manque de talent ou de ressources, mais par refus de régler la question centrale de l’impunité.
Dire tout cela n’est pas un acte hostile envers le Maroc. C’est un acte de fidélité. On ne défend pas un pays en cachant ses blessures, mais en exigeant qu’il les soigne. Exiger des comptes sur les marchés publics du ministère de la Santé, sur les irrégularités repérées par la Cour des comptes, sur les conflits d’intérêts des élus locaux, sur la mise en œuvre réelle des stratégies anticorruption, ce n’est pas attaquer le Maroc : c’est défendre son avenir.
Il manque le courage politique
Le pays dispose des outils : une stratégie nationale de lutte contre la corruption, une instance constitutionnelle dédiée, des rapports réguliers, des indicateurs précis, un tissu associatif qui refuse de se taire. Il lui manque encore une chose, la seule qui compte vraiment : le courage politique d’aller au bout.
Cela suppose de laisser les magistrats travailler sans pression, de protéger ceux qui dénoncent, d’accepter que certains noms tombent, que certains réseaux se brisent, que certains « intouchables » cessent de l’être.
Tant que 50 milliards de dirhams s’évaporeront chaque année dans la corruption, toute promesse de « nouveau modèle de développement » restera un slogan. Tant que l’on votera des textes qui limitent le droit de poursuivre les détournements de fonds publics, toute référence à l’État de droit sonnera creux.
Tant que 50 milliards de dirhams s’évaporeront chaque année dans la corruption, toute promesse de « nouveau modèle de développement » restera un slogan.
Tant que les classements internationaux continueront d’enregistrer la dégradation du Maroc dans les indices d’intégrité, la confiance des investisseurs et des citoyens continuera de se dégrader.
Le monde a le droit de savoir ce qui se passe au Maroc. Et les Marocains, eux, ont le droit d’exiger que ces chiffres cessent d’être une simple statistique et deviennent enfin le point de départ d’une rupture historique avec la culture de l’impunité. On ne construit pas un pays sur des milliards volés. On le construit sur la vérité, la justice et la responsabilité.
Lahcen Isaac Hammouch
Journaliste et écrivain belgo-marocain.
Auteur de plusieurs ouvrages et tribunes, il s’intéresse aux enjeux de société, à la gouvernance et aux transformations du monde contemporain.
