De la dénonciation à la délation, l’urgence est sanitaire
AFP Adam accusant Eve d’avoir croqué la pomme, l’appel à la dénonciation n’est pas un genre nouveau. Sous la Révolution française, dénoncer apparaît comme le maître-mot du discours révolutionnaire. Pour Jean-Paul Marat, ardent partisan de la pratique, « la liberté de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réserver la liberté de tout faire ». Dénoncer les contrevenants qui portent atteinte aux rouages de nos institutions est un gage positif de bonne citoyenneté. Les lanceurs d’alerte en sont les héritiers en ligne directe.
Passer l’éponge sinon rien? Dans la péninsule italienne, la pratique est institutionnalisée, dès les années quatre-vingt, sous l’impulsion du juge sicilien Giovanni Falcone, engagé dans la lutte antimafia et assassiné en 1992 pour qu’il fasse silence. Recueillir des confidences de criminels en repentance est le modus operandi du magistrat aux larges moustaches. Sa technique pour percer les secrets les mieux gardés de Cosa Nostra : effacer l’ardoise d’un repenti lorsqu’il change de camp. C’est le prix à payer pour accéder à la vérité des réseaux mafieux.
Avec la crise sanitaire, l’heure n’est plus au compromis judiciaire. Le lexique est devenu combatif et la rhétorique guerrière dans l’existence collective. L’enfer viral, c’est les autres, vecteurs de contagions. L’écouteur aux portes devient un patriote, la surveillance et le déballage, un brevet de correction. Vendre la mèche est demandé à chacun au nom de tous. L’Etat a besoin, pour assurer sa légitimité de faire expression sécuritaire, que la société, par esprit de corps, dise et dise tout. C’est le grand « Délathon ».
Les Armand du Plessis retors sont légion. Le Cardinal de Richelieu est la figure du Roi. Mais n’y a-t-il pas dans cette métaphore radicale quelque chose qui prête le flanc à un passe-droit moyenâgeux? Faux témoignages pour sauver sa peau ou pire, nuire gratuitement à autrui, pactiser avec le politique ouvre aussi la porte à l’arbitraire. Ce même arbitraire qui a servi de levain aux nationalismes du XXème et dont la recrudescence récente au nom d’un ennemi public commun n’en est que le triste faire de lance pour justifier de le vaincre dans une tyrannie du risque zéro.
Lâchement, l’épidémie de délation progresse. Les coups sont bas et méprisables. Un formulaire de non-respect du Pass sanitaire circule en France. Le flicage du personnel est suggéré en entreprise. Le voisin est sacrifié, la morale bafouée, mais qu’importe. Rappel d’une certaine clandestinité passée, à l’arrivée des forces de l’ordre, on se cache dans un placard, dans une baignoire ou sur un toit. Nous sommes bien loin de l’esprit de fraternité soulignée en 1948 dans le 1er chapitre de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui nous rappelle pourtant que nous devons « agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».
Encourager les informateurs anonymes, moyennant même une récompense financière comme dans certaines contrées, jette à tout le moins une lumière crue sur les insuffisances contemporaines de notre Etat de droit. Winston Churchill affirmait, il est vrai, que c’était là « le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres ». Mais, ajoutait-il aussitôt, « la démocratie n’est pas un lieu où on obtient un mandat déterminé sur des promesses, puis où on en fait ce que l’on veut ». Si l’on s’accorde pour ne pas changer DE système, alors faut-il à tout le moins changer LE système. Pour retrouver la noblesse de nos échanges, l’urgence sanitaire réside là. La dénonciation criminelle emporte une valeur civique. La délation n’est pas une catégorie du droit pénal moderne. Elle fragilise juste notre degré de confiance, de participation et d’adhésion aux lois.
