ENTRE LA RUSSIE ET L'OCCIDENT, LE DIALOGUE EST MAINTENU MALGRE LA GUERRE

Gros échange de prisonniers entre la Russie et l’Occident

Le journaliste américain Evan Gershkovich, condamné en Russie à 15 ans de prison pour espionnage fait partie des prisonniers libérés par Moscou.. AFP

Ceux qui, depuis l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022 (et même avant) évoquent un « retour de la guerre froide » ne pensaient peut-être pas si bien dire : ce jeudi matin, 1er août 2024, a commencé ce qui apparaît d’ores et déjà comme l’un des plus importants échanges de prisonniers de l’histoire entre « l’Est » et « l’Ouest » et, certainement, le plus massif, depuis la fin du régime soviétique en 1991. Vingt-six ressortissants américains et européens ont été libérés ce jeudi par Moscou en échange de prisonniers russes incarcérés notamment en Europe.

Ceux qui ont vécu et couvert la Guerre froide (et dont nous sommes) ont l’impression, ce jeudi 1er août, d’avoir emprunté la machine à remonter le temps : la Russie et les Etats-Unis sont enfin arrivés au stade final d’un échange de prisonniers que l’on évoquait depuis des mois dans les coulisses des chancelleries. Il n’aura pas valu moins d’un an pour le négocier et pour dresser les listes de ceux qui en bénéficieraient. Durant ce laps de temps, la répression s’était accélérée en Russie où plusieurs étrangers et des opposants politiques en vue avaient été condamnés (la loi russe ne permet d’échanger que des prisonniers déjà jugés).

26 personnes échangées à Ankara

Ces derniers jours, les choses s’étaient accélérées et l’on avait appris qu’un certain nombre de détenus avaient été extraits de leurs geôles et convoyés vers des « destinations inconnues », ce qui avaient relancé les spéculations sur un échange imminent.

Enfin, en milieu d’après-midi, ce jeudi, un avion gouvernemental russe se posait à Ankara tandis que les services secrets turcs (Millî İstihbarat Teşkilatı, ou MIT) annonçaient qu’ils coordonneraient l’échange : « Notre organisation a joué un rôle majeur de médiation dans cette opération d’échange, qui est la plus complète de la période récente », a déclaré l’agence de renseignement dans un communiqué.

Notre organisation a joué un rôle majeur de médiation dans cette opération d’échange, qui est la plus complète de la période récente.

Dans une autre communication, le Président turc Recep Tayyip Erdogan révélait que vingt-six personnes incarcérées dans sept pays différents seraient échangées. Les prisonniers sont originaires de sept Etats : Etats-Unis, Allemagne, Pologne, Slovénie, Norvège, Russie et Biélorussie. Dix personnes (dont deux mineurs, probablement membres de la famille d’un détenu) sont transférées en Russie, treize en Allemagne et trois aux Etats-Unis, ajoute le communiqué de la présidence.

Deux journalistes et un « Marine » américains, un « mercenaire » allemand…

Outre le journaliste du Wall Street Journal, Evan Gershkovich (très récemment condamné à 15 ans de prison pour « espionnage », crime qu’il nie), le marine américain Paul Whelan (détenteur des nationalités britannique, irlandaise, canadienne et américaine, condamné à la même peine pour les mêmes raisons), la journaliste russo-américaine de RFE/RL, Alsu Kurmasheva (condamnée à six ans et demi pour avoir publié « de fausses informations » sur l’armée russe) et le « mercenaire » allemand Rico Krieger (un employé de la Croix-Rouge, condamné à mort à Minsk – Biélorussie), 12 prisonniers politiques détenus en Russie sont également concernés par cet change.

Ainsi, Vladimir Kara-Murza, un opposant au Kremlin possédant la double nationalité russe et britannique, chroniqueur au « Washington Post », fait partie des prisonniers relâchés par Moscou. Il en va de même d’Ilya Yashin, un féroce critique de Vladimir Poutine qui fut proche de Boris Nemstov, ancien vice-Premier ministre opposant libéral historique assassiné à deux pas du Kremlin le 27 février 2015.

AFP

Paul Whelan, un ancien marine américain accusé d’espionnage et arrêté en Russie, se tient dans la cage des accusés lors d’une audience devant un tribunal de Moscou le 23 août 2019. (Photo par Kirill KUDRYAVTSEV / AFP)

Huit russes soupçonnés d’être liés aux services secrets moscovites

De son côté, « l’Ouest » libère huit ressortissants russes, majoritairement soupçonnés d’avoir des liens avec les services de renseignement russes. Parmi eux, Vadim Krasikov, identifié par les autorités allemandes comme un colonel du FSB (service de renseignement intérieur) qui purgeait une peine de prison à vie en Allemagne pour le meurtre en 2019 d’un opposant au Kremlin dans un parc de Berlin.

Même s’il ne se déroule pas dans le cadre spectaculaire du « pont de Gliniecke » (entre les deux Allemagne), véritable décor de la guerre de l’ombre, cet échange de prisonniers est l’un des plus importants et des plus extraordinaires de l’histoire moderne, que ce soit par le nombre de libérations individuelles, mais aussi par celui du nombre de pays concernés.

Malgré la guerre en Ukraine, le dialogue est maintenu entre services de renseignement

Cette opération démontre, pour ceux qui en doutaient encore, que malgré la crise née de l’invasion de l’Ukraine, les contacts n’ont jamais été rompus entre Moscou et les capitales occidentales ni, surtout, entre leurs différents services de renseignement qui ont œuvré durant des mois pour faire aboutir ce marché.

Le fait qu’un accord ait été conclu aujourd’hui n’augure toutefois nullement d’une amélioration fondamentale des relations entre Moscou et Washington.

Le fait qu’un accord ait été conclu aujourd’hui n’augure toutefois nullement d’une amélioration fondamentale des relations entre Moscou et Washington : l’Ukraine et la Russie procèdent régulièrement à des échanges de prisonniers, même si elles continuent de s’affronter sur le champ de bataille. Le fait d’avoir pu faire aboutir une négociation aussi complexe, impliquant plusieurs pays, dans un climat aussi délétère a été salué par le Président Joe Biden comme un « exploit diplomatique ». Et on peut difficilement lui donner tort.

Si la Turquie a été choisie comme lieu de l’échange formel, c’est que ce pays, tout en étant membre de l’OTAN, continue à entretenir de bonnes relations avec la Russie de Vladimir Poutine sans être, par ailleurs concerné par l’échange. Ibrahim Kalin, le chef du MIT avait d’ailleurs rencontré l’un de ses homologues russes à Ankara, la semaine dernière, pour finaliser l’opération.

Les services russes ont une longue mémoire

Il faut remonter à 2010 pour retrouver la trace d’un évènement comparable : durant cet été-là, dix personnes, arrêtées aux Etats-Unis et soupçonnées d’être des espionnes venues du froid, avaient été échangées, à l’aéroport de Vienne, contre quatre détenus condamnés en Russie pour espionnage pour le compte du MI6 et de la CIA.

Il faut remonter à 2010 pour retrouver la trace d’un évènement comparable : durant cet été-là, dix personnes, arrêtées aux Etats-Unis et soupçonnées d’être des espionnes venues du froid, avaient été échangées.

L’un des détenus russes échangés n’était autre que Sergueï Skripal, un colonel du GRU (espionnage militaire) qui avait été une taupe du MI6 (renseignement extérieur britannique) pendant une vingtaine d’années. Ses anciens collègues avaient ensuite tenté de l’assassiner à Salisbury, le 4 mars 2018, en même temps que sa fille, Ioulia, en utilisant l’agent neurotoxique « Novichok ».

Personne, dans la communauté du renseignement, n’a oublié ce sinistre épisode et les leçons en ont été tirées. Ceux qui ont été libérés par Moscou, aujourd’hui, devront vivre, longtemps, sous protection : la mémoire des services russes est aussi longue que leur bras et « punir les traîtres » est une composante essentielle de leur ADN…

Hugues Krasner