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Enquête sur des légionnaires lettons, membres de la Waffen SS et prisonniers de guerre en Belgique ?


Interrogé par le député PS André Flahaut sur la question, le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD) laisse le soin aux autorités judiciaires d’apprécier l’opportunité d’une enquête. Le 23 septembre 2018 en Belgique, est inauguré « le monument de la liberté » à Zedelgem, en présence du bourgmestre de Zedelgem, Annick Vermeulen (CD&V), de l’ambassadeur de Lettonie en Belgique, Ilze Ruse, de Patrick Arnou, représentant du patrimoine historique du conseil communal de Zedelgem.

Ce monument est né d’une coopération entre la ville de Zedelgem et le musée de l’Occupation de Lettonie et est dédié officiellement au souvenir des légionnaires lettons, prisonniers de guerre au camp 2227 à Zedelgem. A l’automne 1945, la plupart des soldats lettons qui étaient initialement détenus dans les camps de prisonniers de guerre britanniques ont été transférés vers le camp de prisonniers de guerre « 2227 » à Zedelgem.

Kristaps Gulbis, lauréat du concours entre différents sculpteurs lettons, évoque à propos de son œuvre Latvian Beehive, construite selon la conception « ruche lettone » : « Mon idée est d’unir dans ce monument les valeurs européennes communes et le langage symbolique compris par tous les Européens. La colonie d’abeilles lettone en Belgique. La colonie d’abeilles est une nation. La ruche est leur Etat, qui a sa propre armée, et la loi y est l’ordre. Les abeilles sont paisibles. Elles n’attaquent pas leur propre chef. Elles ne piquent que lorsqu’elles se sentent menacées. Elles défendent, combattent et meurent pour leur ruche, leur colonie et leur liberté. Dans le camp de Zedelgem, il y avait environ 12 000 soldats lettons. Cela équivaut au nombre d’abeilles dans une ruche. »

Dans son discours d’inauguration, Valters Nollendorfs, président du conseil d’administration du musée de l’Occupation de la Lettonie, déclare que « la consécration de ce monument est un acte de déférence envers ces près de 12.000 hommes de ma génération qui étaient des soldats lettons dans une armée étrangère et qui ont été retenus captifs dans le camp de prisonniers de guerre à Zedelgem à l’hiver 1945-1946. […] Ils n’ont même pas eu l’honneur de défendre leur pays dans leur propre armée, parce que l’Etat letton était occupé, détruit et la nation lettone subjuguée par deux puissances totalitaires – l’Union soviétique et l’Allemagne nazie. Les hommes ont été enrôlés dans les armées des deux bords, en fonction de celui qui exerçait alternativement son contrôle militaire oppressif sur la terre. […] Comment prouver que vous n’êtes pas nazis, ni criminels de guerre, que les runes SS sur vos cols ne représentent pas votre nation, votre choix ou votre conviction, et que votre allégeance est affirmée uniquement par le petit badge sur vos manches aux couleurs de la Lettonie ? »

Bien qu’a première vue, les intentions de ce monument à la liberté soient louables, il reste quelques parts d’ombres et un point d’interrogation sur l’opportunité réelle d’ériger un monument en mémoire de soldats lettons dont le rôle durant la Deuxième Guerre mondiale reste controversé.

Qui sont ces légionnaires lettons ?

A la suite du Pacte germano-soviétique de 1939, la Lettonie avait été occupée par l’armée rouge, pour l’être ensuite dès 1941 par les Allemands, après l’attaque de l’Allemagne contre l’URSS. En 1943, la légion lettone est créée sur ordre d’Adolf Hitler et se divise en deux divisions de la Waffen SS : la 15e et la 19e, qui se composent dans un premier temps de volontaires, ensuite de conscrits. Le pays se trouve littéralement divisé en deux camps. On estime entre 140.000 et 150.000 le nombre de lettons engagés au sein de la légion lettonne (contre 130.000 lettons engagés au sein de l’armée rouge).

Une partie des Lettons accueillirent les Allemands en sauveurs à la suite de l’occupation soviétique.  La joie fut de courte durée, on estime à 70.000 le nombre de juifs tués par les SS sur le territoire baltique. La participation de volontaires lettons à ce massacre – notamment celle du Sonderkommando Arajs –, bien que niée, est remise en question, de nombreux témoignages affirment qu’ils ont participé à ces assassinats de masse. Le Sonderkommando Arajs serait responsable de l’assassinat d’environ 100.000 personnes, juives, tziganes, communistes, partisans, en Lettonie, en Russie, en Pologne ou en Bielorussie. Par ailleurs, comme le précise Pierre Muller, doctorant en histoire contemporaine à l’UCL, les membres du Sonderkommando Arajs, dont son chef, Viktor Arajs, rejoignirent la Légion lettone en 1944.

En 1946, le Tribunal de Nuremberg, a considéré que la Waffen SS était une organisation criminelle. Les légionnaires lettons ne seront quant à eux pas inclus sur cette liste par le Tribunal, ce dernier se basant sur une enquête de la commission américaine considérant que « les unités de la Waffen SS de la baltique doivent être considérées comme séparées et distinctes dans leurs objectifs, leur idéologie, leurs activités et leurs qualifications pour devenir membres des SS allemands ».

A contrario, de nombreux chercheurs considèrent la légion lettonne comme organisation criminelle. Il en est de même en Russie. Selon un communiqué du ministère des Affaires étrangères de la fédération de Russie en février 2004 sur l’implication de la légion lettonne SS dans les crimes de guerre en 1941-1945, « les unités et sous-unités de la légion lettonne n’ont pas seulement participé aux combats contre l’armée rouge, mais ont aussi été utilisées par le commandement SS pour des fusillades de masse, contre les guérillas et la population civile en Lettonie, Pologne, Biélorussie, Ukraine et Russie, ou encore pour assurer le service de garde dans les ghettos et les camps de concentration ».

Une journée de commémoration qui pose question

Riga accueille tous les 16 mars une manifestation en l’honneur de ces anciens légionnaires. Bien que cette date ait été retirée en 2000 des journées commémoratives officielles, le « jour des légionnaires » n’est toujours pas interdit. Les autorités lettones estiment qu’il ne s’agit pas d’une manifestation pro-nazie, mais d’une célébration de la victoire face au régime soviétique et de l’Indépendance.

A ce sujet, déjà en 2012, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) condamnait fermement cette journée dans son rapport sur la Lettonie publié le 21 février : « L’ECRI comprend qu’une partie de l’opinion publique lettone considère que la légion n’a pas combattu pour le nazisme, mais pour rétablir la souveraineté de la Lettonie (à la suite de l’occupation soviétique), qu’elle n’a pas commis d’atrocités contre les juifs et que, même si de nombreuses personnes ont intégré volontairement la légion, beaucoup d’autres ont été enrôlées de force. Toutefois, l’ECRI ne peut qu’exprimer sa préoccupation concernant toute tentative de justifier le fait d’avoir combattu dans une unité de la Waffen SS et d’avoir collaboré avec les nazis, car cela risque de renforcer le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme et l’intolérance. Elle recommande aux autorités lettones de condamner toute initiative visant à rendre hommage à des personnes ayant combattu dans une unité de la Waffen SS et collaboré avec les nazis. »

En 2016, le rapport « Formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance », établi par le Rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme et distribué aux membres de l’ONU, fait état des inquiétudes du comité letton des droits de l’homme et du comité letton antinazi quant à la célébration de ces légionnaires.

Le 25 octobre 2018, une résolution du Parlement européen sur la montée de la violence néo-fasciste en Europe souligne que, chaque année, le 16 mars, des milliers de personnes se rassemblent à Riga pour la légion lettone et que la journée consiste à honorer les Lettons qui ont servi dans la Waffen-SS.

Opportunité

On ne peut que s’interroger sur la réelle opportunité d’ériger un tel monument en la mémoire de personnes, ayant adhéré, de gré ou de force, à la Waffen SS, reconnue par le Tribunal de Nuremberg comme une organisation criminelle.

Une question parlementaire déposée à ce sujet par le député PS André Flahaut au ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open VLD) en décembre 2020. La réponse fut brève et concise « Il va sans dire que les éventuels actes criminels doivent faire l’objet d’une enquête et, le cas échéant, de poursuites. Dans le cas précis que vous évoquez, il appartient aux autorités judiciaires d’apprécier s’il y a lieu ou non d’ouvrir une enquête. En tant que ministre de la Justice, je n’ai aucune initiative à prendre à cet égard ».

Interrogées à ce sujet par notre confrère du journal l’Avenir dans son édition du 06 mars 2021, les autorités de Zedelgem affirment « qu’au fil des ans, un lien s’est développé entre Zedelgem et la Lettonie. Les proches des soldats lettons veulent mieux comprendre leur histoire familiale et s’intéressent au lieu où leur père ou grand-père a été emprisonné ou est décédé. Le camp est situé sur un ancien domaine militaire qui est en cours de transformation. Il deviendra un site naturel et patrimonial, avec un centre d’accueil qui racontera l’histoire du camp. Quant au monument érigé, il fait référence au terme « Briviba » qui signifie la liberté, en tant que valeur universelle, mais aussi une réplique au « Brivibas piemineklis » de Riga, qui était l’expression du désir de liberté ».

Pour Pierre Muller, si évoquer l’histoire compliquée des légionnaires lettons ne pose pas de problème, et constitue au contraire une mise en lumière intéressante de l’histoire des prisonniers de guerre détenus sur le territoire belge après la Seconde Guerre mondiale, poser unilatéralement les légionnaires lettons comme des victimes ou des héros en leur rendant hommage est un pas qu’il n’était pas nécessaire de franchir. C’est oublier que certains de ces légionnaires furent aussi des bourreaux.

 

E.C.