11 SEPTEMBRE, 20 ANS APRES

Un autre monde est-il possible, sinon pire ?


Au matin du mardi 11 septembre 2001, dix-neuf terroristes détournent quatre avions de ligne. Deux avions sont projetés sur les tours jumelles du World Trade Center (WTC) à Manhattan (New York) et un troisième sur le Pentagone, siège du département de la Défense, à Washington D.C. Le quatrième, sans que l’on sache quel bâtiment gouvernemental il visait, s’écrase en rase campagne à Shanksville, en Pennsylvanie. Le monde découvre en temps réels sur les écrans de télévision le réseau djihadiste Al-Qaïda. Alors que l’Amérique honore ce samedi la mémoire des milliers de victimes, plane toujours le spectre du terrorisme. Cette menace mondiale persistante invite à se poser une question majeure face à l’ampleur de l’enjeu géopolitique contemporain : la planète a-t-elle changé en deux décennies ou avons-nous traversé vingt ans pour rien ? Notre entretien avec Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques, chercheur en relations euro-arabes associé au CECID (ULB) et consultant en stratégie politique, terrorisme et radicalisation.

L-Post : A l’été 2001, le fameux slogan altermondialiste « un autre monde est possible » semblait ouvrir un nouvel espace politique. L’onde de choc du 11 septembre a remis en cause la superpuissance “étatsunienne” et son mythe d’invincibilité. Ce jour meurtrier charnière coïncide-t-il avec un rétropédalage par rapport à une ouverture au monde ?

Sébastien Boussois : Il serait biaisé de penser la politique contemporaine uniquement à partir des chocs de l’été 2001, même si le symbole de la reprise de l’Afghanistan par un régime taliban ayant abrité les ingénieurs de la terreur du 11 septembre pourrait laisser croire que la planète n’a pas tant changé en deux décennies. Mais il serait tout aussi léger de ne pas saisir en quoi nous demeurons les héritiers de cette année 2001. Ces attentats ont ouvert une autre ère. C’est ce que l’Américain Samuel Huntington, professeur à Harvard, a appelé « Le Choc des civilisations » (Ndlr : « The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order » est le titre d’un essai d’analyse politique paru en 1996 et traduit en français en 1997 – Le projet de Huntington s’appuie sur une description géopolitique du monde fondée non plus sur des clivages idéologiques « politiques », mais sur des oppositions culturelles plus floues, qu’il appelle « civilisationnelles », dans lesquelles le substrat religieux tient une place centrale). A partir de ce jour fatidique, la politique internationale post-attentats a été profondément redéfinie et plus spécifiquement les formes que doivent y prendre la gestion des conflits.

Aujourd’hui, ce n’est plus la haine anti-américaine qui alimente l’extrémisme, mais la haine de la démocratie et de ses politiques d’austérité.

L-Post : Dans une grille de lecture religieuse de ces conflits, l’effondrement des tours jumelles et le surgissement d’un djihadisme international ont-ils définitivement anéanti l’idée que des conditions diverses et variées puissent coexister dans le respect de leurs différences ?

La terreur djihadiste, exercée en Orient ou projetée en Occident, a profondément bouleversé nos rapports au monde. Le « moment 2001 » marque le point de départ d’une rhétorique guerrière portée par Georges Bush, au point de fracturer les sociétés en camps totalement irréconciliables, ne parlant même plus la même langue et ne partageant plus de terrains communs, même pour s’affronter. Et les résultats, on le voit avec la Syrie ou l’Afghanistan, sont mitigés. La déroute américaine en Afghanistan s’inscrit dans les bouleversements de l’écosystème djihadiste global.

La désinformation qui circule sur les réseaux sociaux est une voie de recrutement inédite dans l’histoire du terrorisme moderne.

L-Post : Hasard du calendrier, depuis le 8 septembre, 20 personnes sont jugées par la cour d’assises spéciale de Paris pour leur rôle supposé dans les attentats du 13 novembre 2015. L’Etat islamique a-t-il profondément modifié le profilage du terrorisme islamiste ?

Le dernier grand « succès » d’un terrorisme issu d’une logique de filière, est l’attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Le terrorisme contemporain n’est plus un terrorisme de rupture. On assiste à une hybridation totale des profils, ce qui complique l’anticipation. Si d’aucuns sont des vétérans du djihad, d’autres sont issus de la petite délinquance, dealers et trafiquants en tous genre, d’autres encore sont tout simplement ce que j’appelle des jokers, des loups solitaires, des individus isolés qui, par colère face à un ascenseur social qui n’est plus au rendez-vous depuis la crise de l’euro, s’engagent dans le combat politico-radical, mais qui agissent sans ordre. Et ceux-là sont une aubaine pour l’Etat islamique, car ils ne demandent ni des moyens financiers ni une logistique sophistiquée comme ce fut le cas pour les attentats du 11 septembre. La désinformation qui circule sur les réseaux sociaux est une voie de recrutement inédite dans l’histoire du terrorisme moderne. L’idéologie du djihad est mondialisée. La caisse de résonnance est sans précédent et le terreau de l’idéologie est simpliste : récupérer des esprits désillusionnés avec des griefs pluriels à l’encontre de la société.

L-Post : Oussama Ben Laden, le leader d’Al-Qaïda commanditaire des attentats du 11 septembre, a été tué le 2 mai 2011 par un commando d’élite de l’armée américaine au Pakistan. Avec sa mort, le monde pensait qu’une page était définitivement tournée. Comment la perte d’un leader aussi charismatique qu’Oussama ben Laden n’a-t-elle pas suffisamment affaibli le mouvement pour qu’il s’éteigne ?

La mise en scène qui a accompagné l’annonce par Barak Obama, alors président, de la mort d’Oussama ben Laden était destinée à marquer les esprits. Après dix ans de traque infructueuse qui avait miné l’Amérique, les Etats-Unis se devaient d’exulter. Celui qui était considéré comme le cerveau principal des attentats du 11 septembre avait enfin été châtié. Mais, dans le monde arabo-musulman, Ben Laden reste encore adulé car il a dévoilé la faiblesse du géant militaire américain. Ce pourquoi, l’idéologie islamiste a perduré au-delà de l’incarnation charismatique d’un leader. « Le djihadisme d’atmosphère », selon l’expression du chercheur Gilles Kepel, est devenu planétaire. Il est aujourd’hui caméléon.
Les groupes locaux font allégeance au plus bancable. C’est ce qui a permis en 2014 à une organisation comme Daesh, autoproclamée Etat islamique, d’assurer la « relève ». Il peut y avoir une crise de leadership, mais ce terrorisme d’atmosphère est conçu pour survivre au-delà de la perte d’un leader emblématique. Si l’on s’en réfère d’ailleurs à l’actualité récente, les talibans ne sont pas incarnés par un leader médiatiquement connu. Le fonctionnement est différent. Ils sont plus structurés, avec des individus qui n’ont pas besoin d’être (re)connus.

L-Post : Dans la foulée des attentats du 11 septembre, un complotisme d’extrême-gauche et d’extrême droite a véhiculé des propos négationnistes. Les théories du complot et les soi-disant mensonges d’Etat se sont alimentés mutuellement. Est-ce le propre de toute crise politique ?

Dans une période de crise sanitaire telle qu’aujourd’hui, le complotisme s’avère plus que jamais contemporain. La mécanique idéologiquement mortifère catalysée par le 11 septembre 2001 est à l’œuvre comme jamais chez tous ceux et celles qui ne partagent pas les vues gouvernementales. Une voie royale est offerte à l’obscurantisme et à ses dérives. En pleine actualité des Attentats de Paris, notre démocratie juge des crimes terroristes, mais sans évaluer les faiblesses de notre Etat moderne qui permettraient de repenser un autre monde. On assiste à une évolution profonde de l’Etat de droit à l’Etat de sécurité, cela devrait nous rendre plus soucieux des dangers que nous faisons courir à nos démocraties. Nous fabriquons nos propres cellules cancéreuses.
Aujourd’hui, ce n’est plus la haine anti-américaine qui alimente l’extrémisme, mais la haine de la démocratie et de ses politiques d’austérité. On le voit d’ailleurs avec la montée des pensées extrêmes en cette période de crise sanitaire. Cela déclenche des guerres insurrectionnelles meurtrières, mais elles sont plus individuelles, ce qui les rend encore plus dangereuses. Souvenez-vous de l’assassinat de Samuel Paty perpétré le 16 octobre 2020, à Conflans-Sainte-Honorine. C’est une attaque terroriste islamiste isolée. Cela devrait nous inviter à repenser les stratégies traditionnelles de gestion du conflit politique. On le voit dans tous les domaines. Avec les réseaux sociaux, on est à l’extrême de la démocratie participative, mais c’est contre-productif pour nos démocraties. Il y a des hommes et des femmes qui n’existaient pas avant la Covid sur la scène politique. Ils sont devenus des stars et pourtant leurs discours extrêmes sont dangereux.