OPINION

Taxonomie, aides d’états, et énergies renouvelables, les destructeurs du marché de l’énergie

Le mouvement citoyen 100TWh défend le mix énergétique combinant le nucléaire et le renouvelable. BELGA

Pendant des mois nous avons assisté à un bras de fer entre la Commission et quelques États membres de l’UE au sujet de l’énergie nucléaire et du gaz naturel dans la taxonomie verte. Par la bande, la Commission impose ses vues politiques en contradiction avec les traités et détruit le marché de l’énergie qui avait été voulu par Jacques Delors.

Alors qu’en Belgique le gouvernement, les politiciens, les ONG et les experts s’opposaient entre fermeture définitive ou prolongation des centrales nucléaires de Dool et Tihange, des décisions plus importantes pour l’avenir de l’énergie nucléaire se déroulaient « à Bruxelles ».

La taxonomie verte, nouvel instrument très directif de l’UE

La taxonomie est un classement établi par la Commission par un acte délégué par le règlement (UE) 2020/852 visant à orienter les investisseurs dans l’utilisation de leurs capitaux vers des activités durables dans l’ensemble de l’UE. Ce classement définit clairement quelles sont les technologies considérées comme « vertes » et donc susceptibles d’être promues en vue d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. Depuis des années, on débat au sein de l’UE de la « neutralité technologique » ; c’était un point ferme du Royaume-Uni. Mais le Brexit et la détermination à décarboner « quoi qu’il en coûte » a permis à l’UE d’imposer au monde économique les technologies qu’il doit utiliser et même rechercher et développer. Nous entrons ainsi dans un renversement de ce qu’était la recherche libre ; comme au temps du soviétisme, c’est à présent le politique qui décide quels doivent être les secteurs de la recherche (voir mon article ‘Libérons la recherche européenne’ co-écrit avec Loïk Le Floch-Prigent).

Guider les investissements « verts »

Bien entendu, la taxonomie ne peut pas interdire aux industriels d’investir dans les technologies de leur choix et aux acteurs du marché financier de les appuyer financièrement. Mais la taxonomie va contraindre — la Commission dit « guider » — ces investissements dans la direction déterminée par la politique.

Bien entendu, « mettre les mains » dans le domaine de la technologie implique qu’il faut être spécifique et dire ce qui est bien et ce qui est mal souvent avec des données chiffrées. Par exemple pour l’hydroélectricité, ce qui est bien ce sont les centrales « au fil de l’eau » (c’est-à-dire sans réservoir, sur les cours d’eau) dont la densité de puissance est supérieure à 5 W/m² ; celles-ci ne devront pas effectuer l’analyse du cycle de vie pour prouver qu’elles respectent le seuil de 100 g de CO2 par kilowattheure (kWh) comme pour les autres technologies renouvelables. Un autre exemple est celui des critères souples en faveur de l’hydrogène (j’ai montré dans mon livre « L’utopie hydrogène » que la Commission avait travaillé sans succès sur cette filière depuis 1959).

Bien entendu, la taxonomie s’applique en premier lieu aux financements européens, c’est-à-dire aider les technologies qui pourront bénéficier des subsides et aides diverses gérées par toutes les institutions européennes. On le voit, la politique décide ce qui mérite l’approbation et donc les financements. On a beau se retrancher derrière une plateforme sur la finance durable prévue par l’article 20 du règlement et le Groupe d’experts des États membres sur la finance durable (Article 24) même si c’est à son insu ou par inadvertance, le communiqué de presse de la Commission annonce que « Le collège des commissaires est parvenu aujourd’hui à un accord politique sur le texte » de la taxonomie ! Un paradoxe puisque le mot « technique » apparait 116 fois dans le règlement sur la taxonomie !

Les États membres entrent en conflit

L’acte délégué prévu par le règlement (UE) 2020/852 oblige toutefois la Commission à notifier au Parlement européen et au Conseil simultanément. Les États membres avaient jusqu’au 21 janvier pour demander des modifications à la Commission avant que celle-ci ne publie son texte final. Le texte de la taxonomie sera considéré comme adopté au bout de quatre mois, mais le Parlement européen peut le rejeter à la majorité simple et le Conseil aussi à la majorité qualifiée de 20 États membres. Le règlement ne dit pas ce qu’il advient en cas de désaccord.

Une première version de la  « taxonomie » avait été présentée en avril 2021. Elle excluait à la fois l’énergie nucléaire et le gaz naturel. Onze États membres, emmenés par la France, la Finlande et la Pologne se sont opposés à l’exclusion de l’énergie nucléaire. D’autres inversement, notamment l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne et le Luxembourg, se sont opposés aux premiers. On connait la forte opposition de l’Allemagne à l’énergie nucléaire. L’Autriche va jusqu’à interdire le recours à l’énergie nucléaire dans sa constitution.

En Espagne, le gouvernement Sanchez doit composer avec son allié Podemos d’extrême gauche. Quant au Luxembourg, son ministre de l’Environnement et de l’Energie est l’écologiste Claude Turmes qui, pendant sa longue permanence comme député européen, a acquis une fine connaissance des institutions européennes, mais aussi une détermination antinucléaire notoire. Le Luxembourg peut se vanter de produire ses 1 043 GWh à partir de 77 % avec des énergies renouvelables, mais puisqu’elle consomme 5 607 GWh elle importe 81 % de son électricité principalement d’Allemagne, en partie produite à partir de lignite si vilipendé pas les écologistes, et de France, c’est-à-dire de la honnie énergie nucléaire. On ne s’habituera jamais aux multiples contradictions et facéties  de l’écologisme…

Mais finalement est-ce le poids de la France et de son président, est-ce que ce sont les nombreuses interventions diverses (y compris d’énergéticiens belges), ou bien la prise de conscience que les énergies renouvelables intermittentes et variables ne permettront pas de progresser beaucoup plus dans la décarbonation, mais mêmes les plus réticents des commissaires comme Frans Timmermans ont dû se rendre à l’évidence : le vent en faveur de l’énergie nucléaire est revenu dans l’UE. La Commission a fini par accepter l’énergie nucléaire comme énergie contribuant à la réduction des émissions de CO2. On se demande pourquoi il a fallu attendre si longtemps pour une décision aussi évidente puisque l’uranium ne contient pas de carbone. Ces tergiversations dénotent bien que l’on est dans le domaine de la politique et non pas de la science.

Quand le Wall Street Journal salue la taxonomie européenne

Toutefois, on ne pouvait pas humilier l’Allemagne qui a, elle, un besoin croissant de gaz naturel puisqu’elle veut sortir de l’énergie nucléaire et du charbon qui représentent 46 % de la génération de l’électricité du pays. Cette nécessité explique aussi le rôle de l’Allemagne dans les tensions en cours entre la Russie et l’Ukraine.

La colère des écologistes est donc double (nucléaire et gaz naturel), mais puisqu’il s’agit de décisions politiques, ils n’y pourront rien.

Tous les « nucléaristes » se sont réjouis à juste titre de la décision de la Commission. Même le Wall Street Journal a écrit un éditorial lyrique le 3 janvier 2022 en disant que l’UE montrait le chemin au monde en reconnaissant que l’énergie nucléaire était une énergie verte d’avenir. Cependant, le débat sur le nucléaire et le gaz naturel est loin d’être terminé. Oui, la Commission européenne inclura l’énergie nucléaire et le gaz naturel dans la « taxonomie », mais pour quelques années seulement. En plus, il reste à voir si l’Autriche, le Luxembourg et l’Allemagne — du moins le parti Grüenen dans le nouveau gouvernement — ne pourront pas bloquer la décision de Bruxelles. Puisqu’on est dans le domaine de la politique et non pas dans la science, étant donné que le parti de la présidente de la Commission est dans l’opposition en Allemagne, cela pourrait jouer en faveur du maintien de l’électricité nucléaire dans la taxonomie.

Une victoire à la Pyrrhus

Mais plus important encore, ce que la Commission donne d’une main, elle l’enlève de l’autre, car la Commission européenne continue de s’opposer à l’énergie nucléaire et au gaz naturel. La commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, a annoncé le 21 décembre que les nouvelles lignes directrices sur les aides d’État n’autoriseront que le financement des énergies renouvelables (pour les Verts, il ne s’agit que de l’énergie éolienne et solaire), et non de l’énergie nucléaire ou de nouvelles centrales au gaz (sauf pour remplacer certaines centrales au charbon). D’un côté, il y a de belles paroles sur l’autorisation de l’énergie nucléaire et du gaz naturel dans la taxonomie, mais de l’autre les gouvernements pourront financer — et même généreusement — uniquement les énergies renouvelables coûteuses et non compétitives. Cette décision est beaucoup plus dangereuse que celle de la taxonomie.

Puisqu’une entreprise qui bénéficie d’une aide publique peut obtenir un avantage qui fausse la concurrence, l’article 107 du traité de Lisbonne interdit généralement les aides d’État, sauf si elles sont exceptionnellement justifiées par la Commission européenne. Dans le domaine du droit de la concurrence dans l’UE, la Commission européenne est le décideur ultime, de sorte que les États membres ne pourront pas s’opposer à la décision de l’UE.

Pauvres traités !

Cette décision de favoriser aussi ouvertement une énergie est un détournement de l’article 194.2 du traité de Lisbonne, qui empêche l’UE d’imposer un bouquet énergétique à ses États membres. C’est aussi une violation nette du traité Euratom de 1957 qui stipule dans son article 4 que « la commission est chargée de promouvoir et de faciliter les recherches nucléaires dans les États membres, et de les compléter par l’exécution du programme de recherches et d’enseignement de la Communauté » ; quant à son article 2, Euratom « vise à promouvoir le progrès dans l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire ».

La tournure subtile de la stratégie de Margrethe Vestager est que la taxonomie définit ce que l’institution de l’UE peut financer, tandis que les lignes directrices sur les aides d’État définissent ce que les États membres peuvent soutenir par des aides d’états. Les aides à la décarbonation peuvent prendre différentes formes, y compris des subventions initiales et des contrats pour le paiement d’aides-permanentes, telles que des contrats de différence.

Fausse libéralisation du marché de l’énergie !

Après que Jacques Delors eut décidé qu’il fallait créer pour 1992 un marché unique pour la libre circulation des marchandises et services, la Cour européenne décréta qu’il devait en être de même pour l’électricité, qu’il fallait lui assurer la libre circulation comme pour le sucre ou le lait. On doit observer que cette ouverture du marché est antérieure à la politique de transition énergétique. A l’époque, on parlait à peine de climat (le sommet de Rio eut lieu en juin 1992).

On a simplifié en parlant de « libéralisation » alors qu’il ne s’agissait absolument pas de cela : il fallait « ouvrir le marché », c’est-à-dire mettre fin aux monopoles des entreprises électriques et permettre que l’électricité circule au-delà des frontières nationales. Alors que la « libéralisation » a pour but de démanteler le monopole de l’état, l’« ouverture du marché » permet aux entreprises, contrôlées ou non par l’état, d’intervenir dans tous les marchés. La meilleure preuve en est que, dans le marché prétendument « libéralisé », l’état français détient 84 % des actions d’EDF.

Cette ouverture du marché ne plaisait pas aux entreprises électriques qui étaient confortablement installées dans leurs monopoles construits après la fin de la Seconde Guerre mondiale. En mars 2002, lors du sommet européen de Barcelone, Jacques Chirac et Lionel Jospin ont accepté du bout des lèvres de ne plus s’opposer à l’ouverture du marché. Pendant quelques années, les entreprises électriques se sont organisées pour résister à la concurrence naissante, jusqu’au jour où — sous prétexte du changement climatique — l’UE a manipulé l’ouverture du marché qu’elle avait pourtant prônée pendant plus de 15 ans.

En effet, « ils » ont décidé d’obliger la production d’électricité à partir des énergies renouvelables. Comme l’écologisme a interdit la poursuite du développement de l’hydroélectricité, il a fallu produire à partir d’énergie éolienne et solaire photovoltaïque c’est-à-dire les énergies les plus chères. Pour cela, il a fallu accorder de généreux subsides et contraindre les consommateurs à payer ce surplus.

Des ministres actionnaires d’entreprises d’énergie nationales

Qui a décidé ce mécanisme pernicieux ? Les états membres, c’est-à-dire les propriétaires… des entreprises électriques ! En France, on sait qu’EDF « appartient » à l’Etat ; on oublie parfois qu’Engie — ex-Gaz de France — également. En Italie, ENEL appartient à l’Etat italien. En Espagne, c’est Endesa, qui contrairement à ce qu’on pourrait penser n’appartient pas à l’état espagnol, mais à l’Etat italien. Il en est de même dans presque tous les États membres, à de rares exceptions près. De sorte que, lorsqu’ils se réunissent à Bruxelles en tant que « Conseil Énergie de l’UE », les ministres de l’Énergie sont aussi, en quelque sorte, le conseil d’administration de l’électricité de l’UE. Quelles décisions vont donc prendre ces ministres ? Bien entendu celles favorables à leurs entreprises électriques. Tout cela n’a rien à voir avec la réduction des émissions de CO2. Il ne s’agit que d’aider des entreprises étatiques.

On présente cette incroyable situation comme étant la conséquence de la libéralisation, alors qu’elle n’existe pas ; ni dans les faits, ni dans le droit. Il est aisé de faire croire au grand public que la politique énergétique serait décidée par les pétroliers capitalistes, alors qu’elle l’est en fait par les Etats, à l’opposé de l’économie de marché.

Maintien de l’ancien système de rente

Cette manipulation a permis de revenir à l’ancien système de rente garantie pour leurs entreprises électriques. Dans un marché il n’existe qu’un prix de vente. En l’occurrence, il est déterminé par le dernier kWh produit pour satisfaire la demande. Puisque les centrales nucléaires fonctionnent en base, mais aussi produisent continuellement le kWh le moins cher, les producteurs d’électricité nucléaire empochent la différence entre leur coût de production bas et le prix élevé du coût marginal. De sorte que l’ouverture du marché conduit en fait à créer une rente électrique décidée par les entreprises électriques avec la complicité de l’UE.

Enfin, les financements publics créent des effets d’aubaines qui vont enrichir les entreprises et leurs dirigeants aux dépens des contribuables et des consommateurs. Les pourfendeurs de l’énergie nucléaire en profitent aussi pour faire croire que l’on peut fermer les réacteurs qu’ils détestent en promouvant les éoliennes. Mais ce ne sont là que des conséquences indirectes de la manipulation des gouvernements.

D.R.

Qui sont les bénéficiaires ?

Qui profite de cette manipulation du marché ? Les entreprises électriques,  les ONG écologistes  et l’Etat ? Les entreprises électriques, parce qu’elles disposent d’une rente garantie même s’il faut tenir compte de l’obligation de services publics que lui imposent les directives européennes. Les ONG écologistes, puisque, ignorant la réalité de l’inélasticité de la demande en énergie, ce renchérissement de l’énergie leur permet de rêver que le consommateur va être contraint de changer de modèle de société. Enfin l’état, puisque les recettes de la TVA sont proportionnelles aux prix de vente. Et qui paie ? Le consommateur.

Ailleurs, nous venons d’aborder aussi les conséquences géopolitiques de cette manipulation du marché  qui se base aussi sur la croyance naïve de la fin des énergies fossiles et la promotion par le G7 de la politique anti-énergies fossiles. Or le monde n’est pas près de se passer d’hydrocarbures. Halliburton, Schlumberger et Baker Hughes Co, les plus grandes sociétés de services pétroliers et gaziers, prévoient un nouveau cycle d’expansion pluriannuel pour tous les entrepreneurs du secteur pétrolier.

En conséquence, ces sociétés utilisent tout le matériel et le personnel disponibles pour la fracturation hydraulique. Cela accélère l’inflation des coûts et laisse présager de nouvelles perturbations de la chaîne d’approvisionnement dans le secteur. La Federal Reserve Bank of Dallas a déclaré que pour répondre à la forte reprise sous-jacente de la demande d’énergie après l’effondrement de la pandémie, les entreprises de pétrole et de gaz de schiste paient des coûts records. Il reste à voir quel impact cela aura sur le prix du dernier baril de pétrole pompé pour répondre à la demande mondiale. Mais deux choses sont sûres, la demande ne faiblit pas et il n’y a aucun risque de rupture d’approvisionnement.

Coûteuse réglementation

Lors de son élection à la présidence des États-Unis en novembre 1980, Ronald Reagan a reçu le conseil suivant qui est plus que jamais pertinent, surtout en cette époque de verdissement : « La bataille entre la réglementation gouvernementale et le marché privé n’est nulle part plus évidente que dans le domaine de l’énergie, où le marché dispose d’un avantage comparatif décisif. L’intrusion des pouvoirs publics dans la production et l’utilisation de l’énergie est un exemple flagrant de la façon dont la réglementation nous coûte cher à tous. ”

Par son intrusion grâce à la contrainte des choix technologiques, l’UE a démantelé toutes les règles du marché et impose les énergies les plus chères grâce à de généreuses subventions des contribuables, subventions dont les industriels modernes sont devenus accros grâce à l’estompement de la prise de risque. Si l’UE n’avait pas manipulé le marché, les prix de l’énergie seraient aujourd’hui moins chers. Cela n’aurait que marginalement modifié les émissions mondiales de CO2 puisque sa part ne représente que 9 % des émissions mondiales ; d’autant plus qu’elles ont augmenté dans le monde de 58 % depuis l’adoption en 1992 de la Convention des Nations Unies sur les changements climatiques.

La politique énergétique de l’UE, que certains ont encore l’impudence d’appeler « ultra-libérale », n’a plus rien à voir avec la loi du marché, elle ne peut pas avoir d’impact sur les émissions mondiales, mais elle détruit sa compétitivité mondiale. Cela réjouit ses adversaires. L’UE n’a pas besoin de l’OPEP pour créer une crise, elle le fait elle-même.

L’UE qui était si bien partie en créant un marché unique du charbon et de l’acier dans le cadre de la CECA, qui a développé l’énergie nucléaire grâce au traité Euratom, détruit à présent notre économie pour maintenir des monopoles étatiques sous prétexte de diminution du CO2. Tout cela en faisant croire que c’est le « libéralisme » qui est la cause de l’augmentation du prix de l’électricité, alors que la cause en est l’étatisme national et européen.

Samuele Furfari
Haut fonctionnaire de la Commission européenne (à la retraite)
Professeur (émérite) géopolitique de l’énergie Université libre de Bruxelles
Président de la Société européenne des ingénieurs et industriels