Société

EPIS dans les agences de paris : tous les joueurs seront fichés pendant 10 ans

L'Union Professionnelle des Agences de Paris (UPAP) estime que la mesure est « disproportionnée et contraire au RGPD ».

Pour un opérateur privé de jeux de hasard, « c’est une tradition depuis de nombreuses années, la carte d’identité du joueur doit être demandée, ainsi qu’une photo afin de vérifier que la personne correspond bel et bien à la personne qui s’identifie, ce qui permet à la Commission des jeux de hasard de vérifier, a posteriori, si les conditions ont été respectées », a expliqué le 29 juin dernier, le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), en réponse à des questions parlementaires orales. Mais tradition ne vaut pas légalité. Tous fichés ? Un contrôle EPIS (un système électronique qui regroupe tous les joueurs exclus) renforcé est censé devenir obligatoire dès le 1er octobre prochain. L’Union Professionnelle des Agences de Paris  (UPAP) estime que la mesure est « disproportionnée et contraire au RGPD ». L’UPAP interpelle les députés à la veille de l’adoption d’une loi contraire à la Constitution et appelle le gouvernement à revoir sa copie. Le secteur estime, en outre, que la Loterie Nationale est favorisée et échappe à toutes contraintes. Si ce contrôle devait être voté, il demande que l’opérateur public soit soumis aux mêmes contrôles d’accès que les opérateurs privés.

Depuis 2004, la Belgique dispose de l’Excluded Persons Information System (EPIS), un système électronique qui regroupe tous les joueurs exclus. À l’entrée d’une salle de jeux automatiques ou d’un casino réel ou virtuel, les noms, prénoms et dates de naissance des joueurs doivent obligatoirement être enregistrés dans l’EPIS, afin de vérifier s’il peut être admis. En 2019, Le législateur adopte une loi pour étendre le contrôle EPIS aux agences de paris. C’est le début d’une énorme saga.

Rétroactes

Le 9 décembre 2021, la Cour constitutionnelle annule la partie EPIS de la loi, constatant qu’elle viole les règles en matière de vie privée et en particulier le Règlement européen sur la protection des données (RGPD). Le RGPD s’impose en effet à toute organisation traitant des données, y compris les pouvoirs publics. L’Autorité belge de protection des données (APD) estime par ailleurs, dans une décision 45/2022, rendue le 30 mars 2022, que les pouvoirs publics doivent se comporter de façon exemplaire à cet égard. Le 22 mars 2022, sans concertation avec le secteur, et faisant abstraction de l’annulation partielle de la loi de 2019, le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), publie un arrêté royal, sévèrement critiqué par l’APD dans un avis 178/2021 du 4 octobre 2021, prévoyant l’entrée en vigueur d’EPIS à l’entrée des agences de paris dès le 1er  octobre 2022. Les modalités de ce contrôle sont « affinées ». Il introduit un système de traitement des informations des joueurs qui prévoit la conservation de leurs données personnelles pendant dix ans, à dater de la dernière activité de la personne concernée.

Ainsi, n’importe quel joueur, même celui qui joue une seule fois cinq euros sur un tiercé, verra son identité (nom, prénom, numéro de registre national), sa date et son lieu de naissance, sa photographie, son adresse et sa profession être conservés pendant dix ans. « S’il était adopté en l’état, le projet de loi fourre-tout violerait le RGPD à plusieurs égards », estime l’UPAP.

Une telle obligation présente un risque important pour les individus, notamment en termes de vol et d’usurpation d’identité accru par cette mesure qui, sur le terrain, n’a aucun sens.

Violation du principe de minimisation

En vertu de l’article 5 du RGPD, les données à caractère personnel doivent être « limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées ». Outre la collecte de nombreuses données inutiles, dont l’adresse des joueurs et leur lieu de naissance, le projet de loi prévoit la prise systématique et la conservation par l’opérateur d’une copie de la carte d’identité des joueurs. « Une telle obligation présente un risque important pour les individus, notamment en termes de vol et d’usurpation d’identité accru par cette mesure qui, sur le terrain, n’a aucun sens », argumente l’UPAP. Elle est superflue au regard de la finalité du traitement, c’est-à-dire empêcher les joueurs exclus de jouer et viole donc le principe de minimisation.

 Violation des principes de loyauté et de transparence

Toujours en vertu de l’article 5 du RGPD, les données à caractère personnel doivent être « traitées de manière licite, loyale et transparente et collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne pas être traitées ultérieurement d’une manière incompatible avec ces finalités ». Or, en l’espèce, « une lecture attentive du projet de loi fourre-tout révèle que le gouvernement poursuit des objectifs bien plus larges – et moins avouables – que la protection des joueurs », affirme l’UPAP. Ainsi, « l’ajout de la photographie à la (longue) liste des données collectées est également motivée par l’utilité de photos récentes comme preuve dans les enquêtes policières, finalité incompatible avec la finalité initiale de protection des joueurs. L’extension de la durée de conservation à 10 ans est justifiée par référence à la législation anti-blanchiment ».

 Violation du principe de proportionnalité

Le principe de proportionnalité vise à garantir que les ingérences dans les droits des individus soient strictement limitées à ce qui est indispensable pour atteindre la finalité poursuivie. « Or, la prise systématique de la photo des joueurs, outre qu’elle n’est pas une garantie d’identification correcte vu le risque de ressemblance entre les personnes, constitue également potentiellement un traitement de données biométriques qui devrait être justifié par des motifs d’intérêt public important et encadré par des règles strictes garantissant la sauvegarde des droits fondamentaux des individus », précise encore l’UPAP dans ses récriminations. « D’autres mesures moins invasives existantes, comme l’utilisation du module d’authentification électronique de la carte d’identité », pourraient être envisagées.

Une lecture attentive du projet de loi fourre-tout révèle que le gouvernement poursuit des objectifs bien plus larges – et moins avouables – que la protection des joueurs.

Incohérences et iniquités

L’UPAP souhaite une exploitation harmonisée de l’activité et un traitement équitable pour tous les acteurs du secteur, public et privés. « Nous le rappelons, l’UPAP n’est pas opposée à des restrictions pour le secteur des jeux de hasard. Nous comprenons parfaitement que certaines mesures s’imposent. ​Nous demandons tout simplement que les restrictions soient réfléchies et non pas adoptées dans la précipitation pour des raisons dogmatiques et sans aucune logique d’équité. De quelle protection du joueur parle-t-on en l’espèce ? La finalité même de cette loi n’est pas cohérente avec le prescrit du RGPD. Plus contreproductif que cela, c’est difficile… La protection de la vie privée est garantie par la Constitution. Cette loi est contraire à l’objectif de canalisation des joueurs vers une offre légale de qualité ». L’UPAP demande au gouvernement de revoir sa copie et aux députés de ne pas voter cette loi en l’état.

La Loterie Nationale favorisée

L’UPAP souligne, par ailleurs, que le contrôle de l’identité et la conservation des données d’un joueur n’existe pas pour les joueurs de la Loterie Nationale. « Ainsi, Giuseppe de La Louvière qui dépense 500 euros par mois en tickets WinForLife ne verra jamais son identité contrôlée, ni ses données vérifiées tandis que Johan d’Ostende qui joue un tiercé de 5 € tous les dimanches se verra fiché pendant dix ans ». Si cette loi devait être votée, le secteur demande que la Loterie soit soumise au même contrôle d’accès que les opérateurs privés.

Le député fédéral, Denis Ducarme (MR) juge la différence de traitement injustifiée. BELGA

Cette différence de traitement ne résiste à aucune logique objectivement justifiable, sinon celui de favoriser le secteur public au détriment du secteur privé. BELGA

Une demande déjà formulée par le député libéral Denis Ducarme en novembre 2021. « Il existe une différence injustifiée, au regard de cet objectif légitime de protection du joueur, entre les différents produits existants sur le marché, suivants qu’ils émanent d’opérateurs privés ou de la Loterie Nationale. Cette différence de traitement ne résiste à aucune logique objectivement justifiable, sinon celui de favoriser le secteur public au détriment du secteur privé (…) Il convient d’uniformiser les régimes, notamment pour que les interdits de jeu ne puissent avoir accès aux jeux de tirage et de grattage de la Loterie Nationale », avait-il précisé dans une proposition d’amendement avant que ne soit votée la loi du 9 décembre 2021 partiellement annulée.

Il existe une différence injustifiée, au regard de cet objectif légitime de protection du joueur, entre les différents produits existants sur le marché, suivants qu’ils émanent d’opérateurs privés ou de la Loterie Nationale.

Rappelons que le 29 juin dernier, en réponse à des questions parlementaires orales, le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne a reconnu : « ce n’est pas la solution idéale et je peux suivre en partie les observations du Conseil d’Etat et de l’APD, car j’estime qu’il y a de meilleure technique aujourd’hui moins intrusives qui permettent de contrôler. Nous nous sommes engagés à prendre au sérieux la suggestion du Conseil d’Etat à nous atteler à brefs délais à un autre type de contrôle comme par exemple la signature électronique ou itsme pour effectuer ce contrôle de manière plus concluante et plus proportionnelle ».

Les acteurs du secteur demandent que les actes suivent ces paroles.