RELATIONS INTERNATIONALES

Opinion: l’Arménie prise au piège stratégique de la toile iranienne : un jeu dangereux

Le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian (ç gauche sur la photo), ici avec le président français, Emmanuel Macron, lors d'une visite en septembre 2022, en France. Photo Présidence française.

Dans une interview à la télévision publique iranienne fin novembre dernier, le Premier ministre, Nikol Pachinian, déclarait que « L’Arménie cherch(ait)e à approfondir les liens avec la République islamique d’Iran dans tous les domaines ». Alors que Téhéran réprime dans le sang les manifestants qui défilent dans les rues du pays et que le nombre de jeunes protestataires pendus augmente chaque jour, l’Arménie renforce ses liens avec un régime tortionnaire qui ne respecte plus aucun des droits humains fondamentaux. L’Iran cherche depuis des années à revenir dans le grand jeu du Caucase-Sud et voit d’un très mauvais œil l’axe géostratégique qui se dessine depuis la fin de la seconde guerre du Karabakh en 2020, entre Bakou, Ankara et surtout Tel-Aviv. Ennemi juré d’Israël, l’Iran a donc renforcé encore son soutien à l’Arménie, qui dispose déjà d’un accord stratégique et énergétique avec la Russie, et qui voit un nouveau régime paria le soutenir sans concession. 

Alors que Tel-Aviv et Bakou ont renforcé dernièrement leur relation diplomatique et politique, avec la nomination d’un ambassadeur azerbaïdjanais en Israël, l’Iran en pleine tourmente depuis le début des manifestations a récemment menacé Bakou pour son soutien à l’Etat hébreu. Quant à l’Arménie, petit pays enclavé historiquement entre les puissances régionales turque, russe et iranienne, l’Arménie cherche des soutiens de poids, obsédée par sa sécurité et la crainte d’une menace existentielle. Dans ce contexte où Erevan est largement sortie affaiblie en 2020 après avoir perdu le Karabakh qu’elle occupait illégalement au regard du droit international depuis 27 ans, Pachinian peut-il se passer de la Russie et de l’Iran ? Impossible. Et cela sert les intérêts de Téhéran, qui au-delà de son influence au Moyen-Orient (Liban, Irak et Syrie), peut espérer redéployer ses tentacules sur le Caucase-Sud.

Influence iranienne dans la région

Cette influence du régime iranien dans la région est une longue histoire. Ayant des relations diplomatiques depuis plus d’un siècle, l’Iran et l’Azerbaïdjan, tous deux membres de l’Organisation de la Coopération Economique et de l’Organisation de la Coopération islamique, partagent pragmatiquement des intérêts communs, à commencer par le gaz dans la région de la mer Caspienne. Pourtant, depuis la guerre qui opposa l’Iran à la Russie entre 1826 et 1828, et encore plus du temps de la guerre froide et de l’URSS, Téhéran a perdu une bonne partie du contrôle de territoires stratégiques du Caucase-Sud. Ce sont la Russie et la Turquie qui ont alors pris la main. Encore plus aujourd’hui.

L’Arménie joue avec le feu de par ses alliances. Sous le régime de sanctions internationales, et au ban des nations, la Russie et l’Iran protègent l’Arménie, mais pour combien de temps ? Dans un article paru sur Atlantico, l’avocat d’origine iranienne, Ardavan Amir-Aslani, revient en détail sur le coup de force de Téhéran face à l’Azerbaïdjan par la réalisation d’exercices militaires massifs à ses frontières : « Le 17 octobre, l’Iran a lancé des exercices militaires de grande ampleur le long de la rivière Arax, qui constitue la majeure partie de sa frontière avec l’Azerbaïdjan ». De plus, il précise : « Ces exercices n’ont rien d’ordinaire et les médias iraniens les ont même qualifiés de « massifs ».

Alliances sulfureuses

L’armée iranienne a en effet déployé des chars, des systèmes de lance-roquettes multiples, ainsi que les fameux drones kamikazes utilisés en Ukraine par la Russie. Pour la première fois également, les forces iraniennes ont réalisé des simulations de franchissement de l’Arax grâce à des ponts flottants, sur la rive nord de la frontière naturelle, en territoire iranien. Vu l’état de tension dans le monde et dans la région, tout cela semble bien risqué et la Turquie ne laissera pas faire.

A ce jour, l’Arménie partage plusieurs points d’accord avec l’Iran  sur le terrain : le tracé de contournement du corridor de Latchine contre la vision de Bakou, le corridor de Zanghezour reliant l’Azerbaïdjan à sa province enclavée du Nakhchivan, perçu comme une menace par Erevan ; le projet de construction du corridor énergétique reliant le Golfe persique à la mer Noire, un front commun contre l’influence turque dans le Caucase-sud, la relation enfin à la Russie même encore après l’invasion de l’Ukraine depuis le 24 février.

Me Ardavan-Amir Aslani ne cache pas son soutien à l’Arménie et à l’Iran d’aujourd’hui, sans poser la question de l’évolution du régime depuis plusieurs semaines : « En tant qu’allié historique, l’Iran conserve envers sa voisine une mission de protection et d’assistance, en particulier dans un contexte d’agression permanente par ses deux voisins turcophones. Le ministre iranien des Affaires étrangères s’est d’ailleurs rendu en Arménie le 20 octobre pour ouvrir officiellement le nouveau consulat général d’Iran à Kapan, ville de la province hautement sensible de Syunik, située entre l’Azerbaïdjan et l’Iran. »

Si Erevan n’a peut-être pas le choix de telles alliances sulfureuses, les deux géants anges-gardiens ne risquent-ils pas de l’entraîner dans une guerre régionale qui finirait définitivement de la mettre en danger ?

Sébastien BOUSSOIS

Docteur en sciences politiques, chercheur Moyen-Orient  relations euro-arabes/ terrorisme et radicalisation, enseignant en relations internationales, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et du NORDIC CENTER FOR CONFLICT TRANSFORMATION (NCCT Stockholm)