Les enquêtes judicaires en cours pour espionnage par le Qatar pourraient s’étendre sur plus de 10 ans
Mauvaise passe pour le Qatar : après le grand moment de relations et publiques offert par la Coupe du monde de football, le moment semble venu de passer à la caisse. Et alors que l’organisation de la Coupe s’avère déjà avoir été l’opération de « com » la plus chère de l’histoire, c’est maintenant la réputation du richissime émirat gazier qui risque de payer cash les errements de certains de ses dirigeants. L’ouverture d’enquêtes judiciaires pour espionnage par le Qatar pourrait révéler une vaste opération s’étalant sur plus d’une dizaine d’années.
A Doha, on se serait bien passé de ça. Alors qu’à Bruxelles, l’enquête sur le Qatargate, cet invraisemblable complot corruptif ourdi pour « convaincre » les parlementaires européens que le Qatar était une sorte de petit paradis sur terre pour les travailleurs (et, singulièrement, pour les travailleurs immigrés, souvent venus du sous-continent indien, employés par dizaines de milliers sur les chantiers pharaoniques de la vitrine de l’Emirat), c’est une autre bombe qui vient d’exploser. A Paris, cette fois, trois enquêtes pour « espionnage » pouvant remonter jusqu’à Doha viennent d’être ouvertes.
Rétroactes
Le 5 novembre dernier, une enquête du Sunday Times révélait que le Qatar aurait commandité, en 2019, une vaste opération d’espionnage au plan mondial pour surveiller les communications de dirigeants politiques journalistes, avocats et autres experts liés à l’attribution de la Coupe à Doha en 2010 ou s’y intéressant de trop près.
Selon l’hebdomadaire britannique, qui avait eu accès à de nombreux documents confidentiels, Doha avait missionné une société indienne spécialisée dans le hacking pour s’introduire dans les ordinateurs, messageries et autres systèmes de communication de plusieurs dizaines de personnalités, aux rangs desquelles on retrouvait Michel Platini, ancien président de l’UEFA, le président de la Confédération suisse, Ignazio Cassis et Philip Hammond ancien « chancelier de l’Echiquier » (ministre des Finances) britannique, le rédacteur en chef politique de la BBC. Mais aussi la sénatrice française centriste Nathalie Goulet, un journaliste de Mediapart, l’ancien président pakistanais Pervez Musharraf, le journaliste du Sunday Times Jonathan Calvert, auteur d’un livre sur la manière dont Doha avait « acheté » la Coupe du monde et beaucoup d’autres.
Dans son livre, “The Qatari Plot to Buy the World Cup” (Simon and Schuster, 2015) Calvert expliquait, il y a sept ans déjà, comment les Qatari s’étaient servi de la chaîne d’information continue al-Jazira pour faire pression sur la FIFA. La chaîne payait 300 millions de dollars en échange des droits exclusifs de retransmission des coupes du Monde 2018 et 2022 et offrait à la FIFA une prime de cent millions si le Qatar se voyait attribuer l’organisation de la coupe 2022. L’existence dudit contrat avait entraîné, en 2019, l’ouverture d’une enquête par le Parquet National Financier (PNF).
Les coupe-circuits : une société indienne et un cabinet suisse
C’est entre autres pour surveiller l’évolution de cette enquête que le Qatar aurait décidé de lancer une opération d’espionnage en 2019. Par la suite, cette opération se serait tout naturellement étendue à des personnalités hostiles à l’émirat…
Mais bien entendu, comme toujours dans ce genre d’affaire, ce n’était pas la capitale concernée qui était directement à la manœuvre : elle était passée par des coupe-circuits pour éviter d’être exposée si les choses tournaient mal. Selon les confidences recueillies par deux journalistes du Sunday Times, le client d’Aditya Jain, le patron de la société indienne, était un cabinet suisse d’intelligence économique, Diligence Global agissant lui-même pour le compte d’un pays du Golfe identifié comme étant le Qatar.
Le Qatar, bien entendu nie toute l’affaire, comme il dément haut et fort toute manœuvre ou tentative de corruption (…)
Le 5 novembre 2022, on était à quinze jours à peine du premier coup de sifflet de la Coupe et l’article du Sunday Times, fruit de mois d’investigations auxquelles avait été associé The Bureau of Investigative Journalism (TBIJ), vaste consortium mondial de journalistes d’investigation, ne souleva guère les passions. Il éveilla en revanche un grand intérêt au sein du Parquet de Paris.
On apprenait donc cette semaine, par un article du quotidien « Le Monde » que trois enquêtes préliminaires étaient en cours en France. La première, faisant suite à une plainte déposée par Michel Platini, pour « atteinte à un système de traitement automatisé de données », « vol et violation du secret des correspondances », la deuxième pour « atteinte à un système de traitement automatisé de données », suite à la plainte de la sénatrice Nathalie Goulet et la troisième, pour les mêmes motifs, concernant le hacking du journaliste de Mediapart Yann Philippin.
Le Qatar nie, mais un schéma cohérent commence à se révéler
Le Qatar, bien entendu nie toute l’affaire, comme il dément haut et fort toute manœuvre ou tentative de corruption pour se voir attribuer le coupe du monde ou affirme n’être en rien mêlé aux intrigues de la « centrale corruptive » mise sur pied à Bruxelles par l’ancien parlementaire européen socialiste Pier-Antonio Panzeri.
Les faits s’étendent donc sur au moins 12 ans. En clair, cela signifie que plusieurs responsables Qatari y ont été mêlés (…)
« Le problème », nous confie un magistrat parisien proche du dossier, « c’est que cela commence à faire beaucoup. Et, surtout, cela commence à ressembler à un schéma criminel très cohérent et s’étant étendu sur des années. Si l’on suit la logique qui sous-tend les différentes enquêtes en cours, il y a plus de dix ans, Doha intrigue pour acheter la coupe du monde et corrompt la FIFA, quelques années plus tard, inquiet des rumeurs qui conduisent à l’ouverture d’une première enquête judiciaire, l’émirat lance une opération d’espionnage pour surveiller de près cette investigation puis, le scandale enflant et donnant lieu à de nombreuses prises de positions de personnalités, cette mission commence à cibler ceux qui sont vus comme des adversaires et enfin, une deuxième offensive corruptrice est lancée, à Bruxelles cette fois, pour allumer des contre-feux et « blanchir » le Qatar. Mais bien entendu tout cela, il faudra le prouver et nos enquêtes n’en sont qu’à leurs débuts… »
Le raisonnement se tient, mais il soulève un autre problème qui pourrait s’avérer extrêmement gênant, et même dévastateur, pour Doha. Notre magistrat parisien conclut : « Les manœuvres de corruption initiales remontent à 2010, l’opération d’espionnage à 2019 et, si l’on ignore encore exactement quand elle a débuté, l’implication du réseau Panzeri était toujours d’actualité fin 2022. Les faits s’étendent donc sur au moins 12 ans. En clair, cela signifie que plusieurs responsables Qatari y ont été mêlés et qu’il ne s’agit pas, comme Doha voudrait aujourd’hui le faire croire, de l’initiative isolée d’un seul homme ou d’un petit groupe de personnes… »
En effet, pour ce qui concerne le dossier Panzeri, les autorités qataries affirment qu’elles ne sont en rien concernées. Mais il se dit que Doha serait prête à sacrifier le ministre du travail, Ali Bin Samikh al-Marri, directement mis en cause dans l’enquête du juge Michel Claise.
Le souci c’est que Monsieur al-Marri n’occupe son poste que depuis le 19 octobre 2021. Il n’intervient donc qu’en bout de chaine et on voit mal à quel titre il aurait pu être impliqué dans le schéma corruptif de 2010 (s’il se confirme) ou dans l’opération d’espionnage de 2019 (si elle est réelle) puisqu’il n’était alors actif que dans le domaine des droits de l’homme…
C’est donc sur deux fronts que Doha doit maintenant défendre sa réputation : à Bruxelles et à Paris. En attendant de nouvelles offensives dans d’autres pays ?
Hugues KRASNER