OPINION

“Si vous voulez vraiment vaincre Poutine , il faut arrêter d’être ennuyeux”

AFP

Discours de Ioulia Navalnaia, la veuve d’Alexeï Navalny, devant l’assemblée du Parlement européen, réunie en plénière à Strasbourg ce 28 février.

Madame la Présidente, chers Mesdames et Messieurs,

Merci de m’avoir donné l’occasion d’être ici aujourd’hui.

Après que Poutine ait tenté de tuer Alexeï  pour la première fois, nous avons vécu plusieurs mois dans le sud de l’Allemagne. Alexeï  se remettait alors de son empoisonnement et réapprenait à marcher et à écrire. Nous avons beaucoup marché, faisant parfois de courts trajets. Lors d’un de ces voyages, nous sommes venus à Strasbourg avec les enfants. C’est l’une de mes villes préférées et aussi pour Alexeï. Nous y sommes allés plusieurs fois ensemble, puis, il y a trois ans, nous avons décidé de la leur montrer.

Maintenant, mon mari est mort. Je suis de retour à Strasbourg, mais je ne me promène plus avec ma famille. Je me tiens ici et m’adresse à vous et à toute l’Europe.

Je pensais que dans les 12 jours suivant la mort d’Alexeï, j’aurais le temps de préparer ce discours. Mais d’abord, nous avons passé une semaine à récupérer le corps d’Alexeï  et à organiser ses funérailles. Ensuite, j’ai choisi le cimetière et le cercueil. Les funérailles auront lieu ce vendredi  et je ne sais pas encore si elles seront paisibles ou si la police arrêtera ceux qui sont venus dire au revoir à Alexeï .

Cependant, je suis ici maintenant parce que vos électeurs ont une question importante. Ils vous le demandent et ensuite vous me le demandez. La question est : « Comment puis-je vous aider dans votre combat ? »

Samedi dernier, cela faisait deux ans que Poutine avait déclenché une guerre à grande échelle contre l’Ukraine. Une guerre brutale et sournoise. Le monde entier s’est précipité au secours de l’Ukraine. Mais deux années se sont écoulées, il y a beaucoup d’épuisement, beaucoup de sang, beaucoup de déception, et Poutine n’est allé nulle part.
Tout a déjà été utilisé : les armes, l’argent, les sanctions… Rien n’y fait. Et le pire est arrivé : tout le monde s’est habitué à la guerre. Ici et là, les gens commençaient à dire : « Eh bien, il faudra de toute façon s’entendre avec lui… »
Et puis Poutine a tué mon mari, Alexeï  Navalny. Sur ses ordres, Alexeï  a été torturé pendant trois ans : il est mort de faim dans une minuscule cellule de pierre, coupé du monde extérieur et privé de visites, d’appels téléphoniques et même de lettres. Et puis ils l’ont tué. Même après cela, ils ont abusé de son corps et de sa mère.

Vous avez des élections début juin (…), imaginez maintenant que tout cela soit impossible.

D’une part, le meurtre public a une fois de plus montré à tout le monde que Poutine est capable de tout et qu’on ne peut pas négocier avec lui. Mais d’un autre côté, je peux aussi voir à quel point tout le monde est choqué. Beaucoup de gens ont le sentiment que Poutine ne peut pas du tout être vaincu. Et dans ce désespoir, ils me demandent maintenant : « comment puis-je vous aider ? »

Et je réfléchis à la façon dont Alexeï  répondrait à cette question. Je vais essayer d’y répondre, mais pour ce faire, je dois vous raconter un peu comment il était. Alexeï  était un inventeur. Il avait toujours de nouvelles idées pour tout, mais surtout pour la politique.

Vous avez des élections début juin. Beaucoup d’entre vous feront campagne, rencontrant des électeurs, donnant des interviews, tournant des publicités. Imaginez maintenant que tout cela soit impossible. Aucune chaîne de télévision ne vous interviewera. Et aucun argent au monde ne pourra vous y aider. Tous les électeurs venus aux meetings seront arrêtés avec le candidat. Bienvenue dans la Russie de Poutine.

Vous ne pouvez pas nuire à Poutine avec une autre résolution ou une autre série de sanctions.

Et pourtant, Alexeï Navalny a réussi à devenir l’homme politique le plus célèbre de ce pays. Il a su inspirer des millions de personnes avec ses idées. Comment y est-il parvenu? Il fantasmait et expérimentait toujours. Vous n’êtes pas autorisé à regarder la télé ? Apprenons à créer des vidéos YouTube pour que tout le pays puisse les regarder. Vous n’avez pas le droit de voter ? Vous pouvez élaborer une stratégie de vote tactique pour retirer des sièges au parti au pouvoir. Même dans le goulag de Poutine, Alexeï a réussi à transmettre des idées de projets qui feraient paniquer le Kremlin. Il était le contraire de tout ce qui était ennuyeux.

C’est la réponse à la question. Si vous voulez vraiment vaincre Poutine, vous devez devenir un innovateur. Et il faut arrêter d’être ennuyeux.

Vous ne pouvez pas nuire à Poutine avec une autre résolution ou une autre série de sanctions qui ne soient pas différentes des précédentes. Vous ne pouvez pas le vaincre en pensant que c’est un homme de principes qui a une morale et des règles.

L’innovation politique ici consiste à appliquer les méthodes de lutte contre le crime organisé.

Il n’est pas comme ça, et Alexeï  s’en est rendu compte il y a longtemps. Vous n’avez pas affaire à un politicien mais à un foutu gangster. Poutine est le chef d’un gang criminel organisé. Cela inclut les empoisonneurs et les assassins, mais ce ne sont que des marionnettes. Le plus important, ce sont les proches de Poutine, ses amis, associés et gardiens de l’argent de la mafia.

Vous et nous tous, devons combattre ce gang criminel. Et l’innovation politique ici consiste à appliquer les méthodes de lutte contre le crime organisé, et non la concurrence politique. Pas des notes diplomatiques, mais des enquêtes sur les machinations financières. Pas de déclarations inquiétantes, mais une recherche des associés mafieux dans vos pays, des avocats et des financiers discrets qui aident Poutine et ses amis à cacher de l’argent.

Poutine, contre la guerre, contre le mal qu’il apporte. Vous ne devez pas les persécuter, au contraire, vous devez travailler avec eux. Avec nous. Poutine doit répondre de ce qu’il a fait à mon pays. Poutine doit répondre de ce qu’il a fait à un pays voisin et pacifique. Et Poutine doit répondre de tout ce qu’il a fait à Alexeï .

Mon mari ne verra pas à quoi ressemblera la belle Russie du futur, mais nous devons la voir. Et je ferai de mon mieux pour réaliser son rêve, que le mal tombe et que ce bel avenir advienne.