Avec plus de mille morts, Lattaquié, théâtre du pire massacre de civils depuis la chute de Bachar

Tout a commencé, officiellement du moins, comme une « simple » opération de police : après des attaques contre des membres des services de sécurité, en début de semaine, les autorités ont lancé un vaste « ratissage » de Lattaquié, sur la côte méditerranéenne. Mais très vite les choses ont « dérapé ». Dimanche soir, 9 mars, diverses sources faisaient état d’au moins 1000 morts, dont plusieurs centaines de civils, appartenant très majoritairement à la minorité alaouite d’où sont issus le clan de l’ancien président syrien el-Assad et les principaux responsables de l’ancien régime. « Bavure » massive ? Règlement de comptes débouchant sur un début de « nettoyage ethnique » ? La réaction des autorités syriennes devra être scrutée de près dans les jours à venir. Pour Ahmed al-Sharaa, nouveau maître de Damas, qui a tout fait depuis trois mois pour se présenter comme un « modéré », c’est l’heure de vérité.
Les dépêches d’agence de presse étaient passées presque inaperçues, en début de semaine : mercredi, on apprenait que les forces de sécurité syriennes ratissaient la ville de Lattaquié, dans le nord-ouest du pays, pour rechercher d’anciens membres des forces de l’ancien président Bachar el-Assad, suspectés d’avoir tués deux membres du ministère de la Défense dans le quartier de Datour.
Première révolte des Alaouites en 1919
Quatrième ville du pays avec 709.000 habitants (les chiffres ne sont qu’une estimation, datant de 2023), Lattaquié est le cœur battant du Djebel Alaouite, ou Djebel Ansaryeh : les trois quarts des membres de cette minorité (entre 2,5 et 3 millions d’âmes au total) vivent en effet dans et autour de cette cité portuaire qui est aussi le principal point d’exportation du pétrole syrien ou de celles de Baniyas, Jableh et Tartous, elles aussi situées sur la côte. Mais on en trouve également à al-Qardaha, à al-Haffah, à Homs et, bien entendu, à Damas où les Alaouites représenteraient jusqu’à 25% de la population.
Les Alaouites sont une secte chiite qui, tout au long de son histoire, a dû se protéger des attaques de la majorité sunnite syrienne, ponctuées de nombreux massacres.
Les Alaouites sont une secte chiite qui, tout au long de son histoire, a dû se protéger des attaques de la majorité sunnite syrienne, ponctuées de nombreux massacres.
Les choses commencèrent à changer en 1919. Alors que la France installait son « protectorat » sur la Syrie, libérée du joug ottoman, les Alaouites lancèrent la première révolte contre le nouvel occupant. Après avoir écrasé la rébellion, la France concéda pourtant la création d’un Etat alaouite. Mais il fut éphémère puisqu’il disparut en 1936.

Cette vue aérienne montre des bâtiments le long du cap sur la corniche sud près du port maritime de la ville occidentale de Lattaquié en Syrie, le 9 mars 2025. (Photo par Omar HAJ KADOUR / AFP).
Une minorité alaouite haïe par les Sunnites radicaux
L’heure de la revanche sonna en 1970, lorsque Hafez el-Assad (le père de Bachar) prit le pouvoir au terme du troisième coup d’Etat ayant secoué le pays depuis 1963. Issu de la minorité alaouite, Hafez s’entoura évidemment de membre de son groupe ethnoreligieux : les principaux dirigeants de l’Etat et des services de sécurité étaient des Alaouites et, pendant longtemps, il était quasi-impossible à un officier n’appartenant pas à sa communauté de dépasser, dans l’armée, le grade de capitaine.
Pour le nouveau gouvernement dominé par les islamistes dits « modérés » de l’organisation de libération du levant, Hayat Tahrir al-Sham (HTS), Lattaquié et le Djebel alaouite posent un problème épineux.
Pour le nouveau gouvernement dominé par les islamistes dits « modérés » de l’organisation de libération du levant, Hayat Tahrir al-Sham (HTS), Lattaquié et le Djebel alaouite posent un problème épineux. Les Alaouites vivent mal le renversement du dictateur, ils se savent haïs par les Sunnites radicaux qui leur reprochent leur « hérésie » et craignent leur vengeance après cinq décennies d’oppression.
Pire encore : même si de nombreuses installations militaires et dépôts d’armes de l’ancien régime ont été « traités » par l’aviation israélienne après le départ de Bachar el-Assad, les Alaouites disposent encore d’armes légères et ceux d’entre eux qui ont un passé dans l’armée ou dans l’appareil sécuritaire savent s’en servir.
Des affrontements sporadiques, puis l’embrasement
D’emblée, l’opération lancée la semaine dernière a dégénéré en affrontements sporadiques : les attaques éclair contre des patrouilles et des postes de contrôle se sont multipliées non seulement à Lattaquié mais également dans d’autres villes de la région. Un poste de police a, ainsi, été attaqué à Qardaha, ville natale de Hafez el-Assad, située dans les montagnes à environ 25 km à l’est de Lattaquié.
Certains cheikhs et notables des communautés alaouites de Lattaquié et Qardaha ont toutefois tenté de négocier avec les autorités et ont proposé de livrer d’anciens cadres du régime qui s’étaient rendu coupables de crimes. Mais rien n’y a fait. Jeudi, les forces gouvernementales ont commencé à utiliser l’artillerie lourde et des hélicoptères de combat en divers lieux du Djebel Ansaryeh.

Un homme armé tire en l’air pour disperser des manifestants lors d’un rassemblement appelé par des militants syriens et des représentants de la société civile “pour pleurer les victimes civiles et du personnel de sécurité”, et d’autres lors d’une contre-manifestation sur la place al-Marjeh à Damas, le 9 mars 2025. (Photo par AFP).
A Damas, on affirmait alors que la troupe affrontait, autour de Lattaquié, une milice commandée par le « criminel de guerre Souheil al-Hassan, qui a commis les pires massacres contre le peuple syrien ». Un peu plus tard, le nouveau régime annonçait l’arrestation, à Jableh, du « général criminel Ibrahim Houweïja », ancien chef du renseignement de l’armée de l’air, une des formations les plus impliquées dans les décennies de répression du clan el-Assad et dans de nombreuses opérations de déstabilisation du Liban voisin.
Un homme d’affaires syrien à l’origine de la révolte
L’homme d’affaires syrien, Rami Makhlouf, cousin du dirigeant déchu a lancé dimanche une attaque cinglante contre l’ancien général de brigade Ghiyath Dalla, l’accusant d’avoir déclenché les troubles en organisant et finançant des attaques contre les services de sécurité. « Qu’avez-vous fait à notre peuple, Ghiyath Dalla ? Qu’avez-vous fait du chef des renseignements militaires et des civils qui vous entourent ? Pourquoi avez-vous impliqué ces civils innocents dans cette affaire et exploité leur besoin d’argent ? », a-t-il écrit.
N’avez-vous pas, Monsieur le Président en fuite, déjà détruit le pays, l’avez-vous divisé, ruiné son armée et son économie, affamé son peuple, et fui avec de l’argent.
Rami Makhlouf a également condamné son cousin : « N’avez-vous pas, Monsieur le Président en fuite, déjà détruit le pays, l’avez-vous divisé, ruiné son armée et son économie, affamé son peuple, et fui avec de l’argent qui, s’il avait été distribué, aurait permis que personne ne souffre de la faim ou de la pauvreté » ?
Rien n’indique toutefois que ces déclarations ne lui aient pas été imposées en échange de mesures de clémence. Rami Makhlouf était le gérant la fortune du clan, il régnait en maître sur l’économie syrienne avant de tomber en disgrâce et d’être poursuivi pour « fraudes ».
Des chiffres de l’Observatoire syrien des droits de l’homme
Jeudi soir, l’Observatoire syrien des droits de l’homme annonçait que les combats avaient fait entre 140 et 300 morts, pour moitié membres des services de sécurité et pour moitié appartenant à des groupes rebelles. L’Observatoire est une ONG basée à Londres, disposant de très nombreuses sources sur le terrain et dont les informations et analyses font autorité depuis sa création en 2006.
Durant le week-end, les choses n’ont fait qu’empirer. Confrontées à une résistance de plus en plus intense, les forces de sécurité de l’organisation Hayat Tahrir al-Sham, se sont systématiquement attaquées, depuis vendredi, aux populations civiles.

Les forces de sécurité fidèles au gouvernement syrien intérimaire arrêtent un véhicule pour inspection à un point de contrôle dans la ville de Lattaquié, à l’ouest de la Syrie, le 9 mars 2025. (Photo par OMAR HAJ KADOUR / AFP).
Une succession de massacres constituant, au minimum, des crimes de guerre
Nous avons pu visionner et authentifier plusieurs vidéos tournées dans la région et démontrant sans doute possible que les troupes envoyées pour « rétablir l’ordre » se livraient à des crimes de guerre, voire à des crimes contre l’humanité.
Des prisonniers ont été obligés de se déplacer à quatre pattes ou en rampant et en hurlant comme des chiens avant d’être abattus ou lynchés par des hommes armés.
Ainsi, des prisonniers ont été obligés de se déplacer à quatre pattes ou en rampant et en hurlant comme des chiens avant d’être abattus ou lynchés par des hommes armés échangeant des plaisanteries et filmant leurs exactions au cri de Allah Akbar.
D’autres images montrent des individus en civil ou en uniforme battant sauvagement des détenus, à coup de pied ou de crosses. De nombreuses exécutions sommaires ont été immortalisées par les bourreaux.
Des « djihadistes étrangers » ont participé aux exactions
Selon nos sources, les massacres ont fait au moins 1000 morts, mais peut-être beaucoup plus, dont les trois quarts seraient des civils, femmes et enfants compris. Hiba, une femme qui a été témoin oculaire des violences à Baniyas évoque des parents assassinés devant leurs enfants. Elle a déclaré à l’émission Newshour de BBC World Service que ses voisins, y compris des enfants, avaient été tués. « Ils sont venus et ont attaqué notre quartier. Nos voisins ont été tués, y compris des enfants. Ils sont venus et ont tout pris, l’or, tout. Et ces trois derniers jours, nous n’avons eu ni eau, ni électricité », a-t-elle raconté.
Ils sont venus et ont attaqué notre quartier. Nos voisins ont été tués, y compris des enfants. Ils sont venus et ont tout pris, l’or, tout.
Hiba affirme que si des militaires et des membres des services de sécurité ont participé aux tueries (nos sources mentionnent « plusieurs dizaines de massacres » dans toute la région, ndlr), nombre de leurs auteurs n’étaient pas syriens. Elle explique que beaucoup étaient des « étrangers », parlant des langues qu’elle ne « comprenait pas » et parle de « Tchétchènes ou d’Ouzbeks », voire « d’Asiatiques ». A Hai al-Kusour, un quartier à majorité alaouite de la ville côtière de Baniyas, d’autres sources parlent « de rues jonchées de corps éparpillés, empilés et couverts de sang ».
Ces propos confirment ce que rapportent d’autres témoins : des djihadistes étrangers venus d’Idleb, où se concentrent le gros de ce qui reste des volontaires. Ils sont venus du monde entier, ces dernières années, pour participer à la guerre civile et appartiennent à diverses factions radicales alliées à HTS. Ces troupes auraient pris part aux opérations punitives dans le Djebel alaouite.
Ahmed al-Sharaa crée un « comité d’enquête »
Devant ce déferlement de cruautés, le président par intérim de la Syrie, Ahmed al-Sharaa, fondateur de HTS et nouveau maître de la Syrie, a appelé « au calme » avant d’assurer que les forces officielles tentaient de mettre fin aux tueries et de protéger les civils.
Dimanche soir, il annonçait la création d’un comité, composé de juges, d’avocats et d’un officier, chargé d’enquêter sur les massacres et d’identifier leurs responsables.
Dimanche soir, le président par intérim de la Syrie, Ahmed al-Sharaa annonçait la création d’un comité, composé de juges, d’avocats et d’un officier, chargé d’enquêter sur les massacres et d’identifier leurs responsables.
Mais est-il sincère ou tente-t-il une diversion pour dégager la responsabilité du gouvernement « intérimaire » qu’il a mis en place ? Si c’est le cas, cela signifie que le nouveau pouvoir est en train de tomber le masque mais tente, désespérément, de rassurer les pays occidentaux qui viennent de lever une partie des sanctions infligées à son pays.
S’il dit vrai, cela n’a rien de rassurant : ce serait une preuve de plus que le HTS, non seulement ne contrôle pas les différentes factions qui l’ont rejoint et que le pouvoir est faible mais qu’une partie du mouvement islamiste dirigé par al-Sharaa continue de camper sur des positions extrémistes.
Dans un cas comme dans l’autre, le risque de voir le pays sombrer dans une nouvelle guerre civile est bien réel.
Hugues Krasner