Sénégal : des députés de l’opposition contestent la loi interprétative de l’amnistie

Des députés de l’opposition viennent de déposer un recours au conseil constitutionnel du Sénégal. Ils demandent l’annulation de la loi interprétative votée le 2 avril dernier. Tout est parti si vite lorsque le député de l’opposition et ancien ministre, Thierno Alassane Sall, membre du parti de la République des Valeurs, déposa le 18 février 2025 une proposition de loi visant l’abrogation totale de la loi d’amnistie votée en mars 2024. En effet, à quelques jours de l’élection présidentielle de l’an passé, l’Assemblée nationale sénégalaise, sous l’ex-président Macky Sall, votait une loi d’amnistie concernant les faits d’infraction criminelle ou correctionnelle liés aux manifestations politiques organisées entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024.
A l’époque, les partis de l’opposition, les syndicats, la société civile, et l’écrasante majorité des sénégalais l’avaient jugée inopportune car la loi d’amnistie empêchera de faire la lumière sur les plus de 70 morts et les nombreux blessés. Mieux encore, elle constitue un obstacle majeur d’obtenir justice pour les victimes.
Retournement de veste du parti au pouvoir
Lors de l’élection législative de novembre 2024, le député de l’opposition, Thierno Alassane Sall avait inscrit dans son programme de campagne le dépôt d’un projet de loi visant à abroger la loi d’amnistie. Celui-ci était ministre de l’Energie dans le gouvernement précédent de l’ancien président, Macky Sall.
Grande a été la surprise de plusieurs Sénégalais lorsque le bureau actuel de l’Assemblée nationale, à la majorité de députés de Pastef, annonça le rejet de la loi d’abrogation.
De son côté, le régime actuel du parti Pastef avait aussi pris le même engagement. Grande a été la surprise de plusieurs Sénégalais lorsque le bureau actuel de l’Assemblée nationale, à la majorité de députés de Pastef, annonça le rejet de la loi d’abrogation, sous des prétextes fallacieux, de la proposition de loi du député Thierno Alassane Sall.
Dans la foulée, il annonça le dépôt d’une loi interprétative de la loi d’amnistie par un député de Pastef, parti au pouvoir et majoritaire au parlement. Concrètement, cette proposition constitue une sorte de révision de l’amnistie votée en mars 2024. Elle vise ainsi à exclure du champ d’application les meurtres, les assassinats, les tortures et les actes de barberies. Elle a été approuvée par 126 parlementaires de la mouvance présidentielle contre 20 élus de l’opposition.
Une loi interprétative sélective et aux antipodes de la justice
Face à la situation, des questions se posent : pourquoi le Pastef n’a-t-il pas respecté sa promesse d’abroger l’amnistie ? Comment peut-on interpréter une loi qu’on contestait ? Pourquoi attendre qu’un député de l’opposition dépose une loi d’abrogation pour la rejeter et introduire une loi interprétative alors que le Pastef s’était engagé, durant la campagne électorale, à voter en premier lieu l’abrogation totale ?
Pourtant, le Premier ministre réaffirmait lors de sa déclaration de politique générale en décembre 2024, cette volonté d’abroger la loi d’amnistie.
Le parti présidentiel a-t-il intérêt à ce qu’une abrogation totale n’intervienne pas ? Quid de ceux qui les accusaient d’avoir négocié l’amnistie ? Pourtant, le Premier ministre réaffirmait lors de sa déclaration de politique générale en décembre 2024, cette volonté d’abroger la loi d’amnistie.
Impunité pour des pilleurs de biens publics et privés
Le vote de cette loi interprétative constitue une grande reculade de la part du régime actuel. Mieux encore, elle reste plus dangereuse que celle de l’amnistie. Car elle montre un caractère sélectif en maintenant l’amnistie uniquement pour les « seules infractions qui répondaient à une motivation politique ou à celles commises en lien avec l’exercice d’une liberté politique ».
Ainsi, plusieurs auteurs de vandalisme, de pillage, de destructions et d’incendies de biens publics et privés (stations d’essence, grandes surfaces, etc.) vont échapper à la justice. A l’époque, même des services de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar avaient été incendiés. La bibliothèque universitaire et des centaines de milliers d’archives avaient été détruites lors des manifestations de juin 2023.
Chercherait-t-on aussi à protéger les commanditaires ? En conséquence, une loi doit être impersonnelle et ne doit pas viser tel ou tel groupe seulement.
Par ailleurs, le régime actuel avait posé un geste sélectif en décaissant, en catimini, 108 millions de francs pour venir en aide uniquement à certaines personnes considérées comme victimes des manifestions politiques. Il a fallu que des personnes n’ayant pas bénéficié de l’aide en parlent pour que des explications soient données.
Indemnisation sans décision de justice
La polémique a atteint son comble lorsque le gouvernement a rendu public un montant de 5 milliards de francs CFA pour indemniser les victimes : 10 millions à chaque famille ayant déploré des morts en son sein et 500.000 francs CFA à chaque ex-prisonnier sans qu’aucune décision judiciaire ne soit intervenue et sans qu’une commission d’enquête démocratiquement constituée ait examiné la question.
En attendant la décision du conseil constitutionnel, ces actes du régime actuel de Pastef constituent une vraie entrave à l’établissement de toute la vérité et la justice pour les martyrs. Or, seule une abrogation totale de la loi d’amnistie pourrait permettre d’atteindre cet objectif.
Serigne Saliou Leye
Professeur d’histoire et géographie au Sénégal
Diplômé en Justices Transitionnelles (Université Catholique de Louvain/Université Libre de Bruxelles)