COMMEMORATION

Tuerie de Liège : dix ans après, l’Etat assigné en justice par les familles des victimes


Ce 13 décembre 2011, la place Saint-Lambert est bondée alors que le village de Noël se tient à quelques mètres de là. En pleine Cité ardente, à 12H30, c’est le moment que Nordine Amrani (33 ans) choisi pour tirer sans distinction sur une foule présente en nombre. Armé d’un fusil d’assaut de type FAL et de grenades, il fait un total de 136 victimes. Six d’entre elles sont mortellement blessées, dont un bébé de 17 mois et deux adolescents de 15 et 17 ans qui attendaient le bus pour rentrer chez eux après leurs examens. L’assaillant, qui était en liberté conditionnelle, mettra fin à ses jours. Dix ans plus tard, une dizaine de familles de victimes, représentées par le pénaliste hutois Alexandre Wilmotte, mettent en cause la responsabilité de l’Etat belge. Un procès s’ouvre le 22 février prochain.

Une plainte a été déposée contre l’État belge devant le tribunal civil de Liège. Une procédure qui a abouti par une première décision de la Cour constitutionnelle, à qui le tribunal civil posait la question suivante : « les victimes sont-elles en droit de postuler un dommage et de mettre en cause la responsabilité de l’État belge ? ». Question à laquelle la Cour a répondu par l’affirmative. Le procès peut donc avoir lieu. L’enjeu des débats sera le suivant : y-avait-il des contre-indications à la libération de Nordine Amrani alors qu’il était déjà multirécidivistes? Des contrôles effectifs du libéré conditionnel ont-ils été effectués ou ont-ils été lacunaires ? N’aurait-on pas pu anticiper son passage à l’acte? Les familles des victimes dénoncent à tout le moins des dysfonctionnements et la légèreté des mesures prises.

LPOST

Copyright : groupe Facebook Soutien aux victimes de la Fusillade de Liège du 13/12/2011

En liberté conditionnelle

Arrêté en 2007 et condamné en 2008 à 58 mois de prison ferme pour trafic et détention d’armes et culture de plants de cannabis, Nordine Amrani est en liberté conditionnelle lorsqu’il décide d’entreprendre sa croisade meurtrière. Ce funeste 13 décembre, il quitte en début de matinée son domicile proche du centre, muni d’un sac à dos contenant des munitions.
Arrivé par les parkings, c’est à 12h33 qu’il prend position sur une plateforme surplombant la place la plus réputée de Liège. A ses pieds, un grand nombre de personnes se promènent. Quelques mètres plus loin, le village de Noël bat son plein. Avec sang-froid et détermination, l’homme jette alors trois grenades vers les arrêts de bus en contrebas et vide le chargeur de son arme en direction de la foule, essentiellement des étudiants de retour d’examens. Blessé par une quatrième grenade, il se suicide avant d’avoir pu être intercepté par les forces d’intervention spéciales qui ont déjà envahi le quartier.

La tuerie aura duré sept longues minutes et les victimes sont nombreuses : Gabriel (17 mois), Mehdi Nathan (15 ans), Pierre Gérouville (17 ans), Claudette Derimier (75 ans) qui décédera le lendemain et Laurent Kremer (20 ans) qui mourra le 23 décembre, malgré plusieurs opérations à la tête.
Un peu plus tôt dans la journée, Nordine Amrani avait également exécuté dans son hangar, proche de la rue de Campine, Antonieta Racano (45 ans), la femme d’ouvrage de ses voisins. Antonia Nina Secchi (74 ans) est aussi sur la place Saint Lambert ce jour-là. Elle sera grièvement blessée. Quatre-vingts éclats de grenade lui transpercent le corps atteignant la plupart de ses organes vitaux.

 Ensanglantés, ils essayaient de fuir

Copyright : Antonia Secchi sur la place Saint-Lambert – DR

Antonia Nina Secchi se trouvait à côté de Claudette Deremier et de Pierre Gérouville, tous deux décédés. Malgré des pronostics médicaux peu engageants, contre toute attente, elle survivra au carnage. Avec plus de 50 éclats de grenade dans le corps, dont dix dans la tête, elle se souvient comment elle est passée à deux millimètres de la mort.  « Drôle de hasard, je ne prends jamais le bus place Saint-Lambert. Mais, je venais juste de partager une consommation avec ma petite-fille dans les Galeries et j’attendais celui de 12h40 ». Lorsqu’elle entend la première déflagration, elle réalise rapidement qu’il s’agit d’un attentat.
« Je mettais installée derrière l’abris-bus pour me protéger de la pluie. J’ai su tout de suite. Il y avait une jeune fille à côté de moi. Ces yeux tétanisés sont encore imprimés au fer rouge dans ma mémoire. J’ai fonctionné à l’instinct et je me suis mise face à elle, faisant dos à la source du bruit pour la protéger. Une grenade est tombée à deux mètres de moi. J’ai tout pris de plein fouet et je me suis effondrée au sol ».

Antonia Nina Secchi est semi-inconsciente. La jeune fille accroupie à ses côtés lui parle pour la maintenir éveillée. « C’était étrange, comme irréel. J’entendais toujours tirer et je voyais les gens courir dans tous les sens et crier dans un chaos indescriptible. Ensanglantés, ils essayaient de fuir comme ils pouvaient vers les Galeries et l’Archéoforum ».

 

Copyright : le ticket de consommation d’Antonia Secchi criblé de balles – DR

Un bain de sang

« Je ne sentais rien, j’étais comme engourdie. Je n’avais pas mal et pourtant j’étais dans un véritable bain de sang. La jeune fille restée près de moi me répétait sans cesse que je n’allais pas mourir. Et je me souviens avoir même penser : mais pourquoi me dit-elle cela ? C’est à l’hôpital que l’on m’expliquera, par la suite, que sous l’effet du stress, la victime peut faire une telle poussée d’adrénaline que la douleur est anesthésiée, comme si vous aviez pris de la morphine ».

Et pourtant, Antonia Nina Secchi n’est pas épargnée. Elle a une vingtaine d’éclats de plombs logés dans le crâne, une vingtaine dans les poumons, d’autres près du cœur, sans compter ceux sur ses jambes et le reste du corps. Faute de place disponible sur Liège, les services de secours la dirige vers l’hôpital universitaire de Maastricht, aux Pays-Bas.
 Cela a été ma chance. Cet hôpital est réputé pour le cœur. Il a fallu m’extraire un éclat coincé à deux millimètres de l’aorte et un autre près de la carotide. Je risquais l’hémorragie à tout moment ».
A son réveil, Antonia Nina Secchi a perdu 50% de l’audition au niveau de l’oreille gauche. Elle n’est qu’un hématome violet des pieds à la tête, mais elle est vivante.

Une miraculée

Après un séjour aux soins intensifs, Antonia Nina Secchi sortira de l’hôpital le jour de Noël. Elle entame alors une douloureuse convalescence, faite de soins quotidiens. La plupart des éclats de grenade sont toujours plantés dans sa chair. Les médecins ne lui ont ôté que les plus critiques. Ils préfèrent ne pas toucher aux autres, trop incrustés pour prendre des risques. Profondément pieuse, c’est en rentrant chez elle qu’Antonia Nina Secchi prend conscience de ce qu’elle appelle un miracle.
« Lorsque j’ai récupéré mes affaires, j’ai compris. Ma robe était en lambeaux, mes sous-vêtements déchirés, mes lunettes explosées et mes bottes pleines de sang. J’avais été criblée de partout. Une vraie passoire ! »

Copyright : les bottes d’Antonia Secchi criblé de balles – DR

Dix ans plus tard, Antonia Nina Secchi conserve encore sur tout le corps les stigmates de la tuerie. Elle ne sait pas faire un geste qui ne soit douloureux. Il n’y a cependant pas eu de procès pour panser ses plaies. L’auteur des faits est mort et l’action publique s’est éteinte avec lui. Au-delà de l’impossibilité pour la justice de rendre la justice, restent pourtant bien ancrées, pour les victimes, les incidences émotionnelles des faits vécus. Selon le rapport d’enquête de l’époque, soixante-trois blessés sur les 130 recensés avaient entre 11 et 21 ans. Seize ans était la moyenne d’âge. Les conséquences psychologiques, comme les symptômes de stress post-traumatique, sont toujours présents chez certains d’entre eux. Ce nouveau procès en responsabilité qui s’ouvre en février prochain sera peut-être l’occasion d’apaiser quelque peu leurs tourments.