UNE ENQUETE SUR L'UNIVERS DES ARMES 3D : EPISODE 1

Armes 3D : « Il est en train de se passer quelque chose et la Belgique n’est pas préparée »

Cody Wilson, propriétaire de la société Defense Distributed, tient une arme imprimée en 3D, appelée Liberator, dans son usine d'Austin, au Texas, le 1er août 2018. AFP

Le 10 septembre 2024, un journaliste du New York Times a révélé les liens qui unissent un créateur d’armes 3D mondialement connu et certains députés du parti de Donald Trump. En pleine campagne pour la présidence des Etats-Unis, ces révélations ont relancé le débat sur les armes 3D, aux Etats-Unis comme en Europe. « Armes 3D : état des lieux de la menace » est une enquête en dix épisodes du journaliste Julien Bal réalisée avec le soutien du fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle s’appuie sur plusieurs rapports internationaux récents et sur une dizaine d’interviews d’experts spécialistes des questions relatives aux armes manufacturées, en Belgique, en Suisse et aux Etats-Unis. L’objectif de ce travail journalistique est de dresser un tableau de bord le plus complet possible de la menace que représente la multiplication des armes imprimées, singulièrement en Belgique. Dans cet épisode, Julien Bal plante le décor en revenant notamment sur les prémices de l’impression 3D et sur les nouveaux profils susceptibles de se doter d’armes manufacturées aujourd’hui.

Depuis la commercialisation des premières imprimantes 3D, au début des années 1980, les possibilités multiples offertes par cette technologie ont suscité simultanément de la crainte et de l’enthousiasme. Cette invention a très vite permis de modeler en trois dimensions pratiquement n’importe quel objet sur mesure, à base de plans numériques et de filaments de polymères (un dérivé du plastique) chauffés et finement superposés en trois dimensions par des imprimantes d’un nouveau genre.

En Belgique par exemple, la FN Herstal l’a intégrée au processus de création de certains de ses prototypes, permettant ainsi de repousser les limites de la recherche et de l’expérimentation.

De nombreuses industries, notamment celle de l’armement, se sont rapidement intéressées au gain de temps et aux possibilités quasi infinies qu’offrait l’impression 3D. En Belgique par exemple, la FN Herstal l’a intégrée au processus de création de certains de ses prototypes, permettant ainsi de repousser les limites de la recherche et de l’expérimentation. Dans le même temps, l’armée américaine a mis au point un lance grenade imprimé en 3D, baptisé RAMBO, toujours utilisé aujourd’hui sur les théâtres d’opération.

MakerBot à la manœuvre

Le prix des imprimantes 3D a commencé à baisser considérablement au début des années 2000, à partir du moment où des entreprises comme MakerBot ont œuvré à la réduction de ces machines en taille et en coût, dans le but de les vendre massivement à un public le plus large possible.

Afin de fédérer des communautés importantes de bricoleurs enthousiasmés par cette technologie, l’entreprise MakerBot a développé une plateforme collaborative : Thingiverse ; un site qui donne accès encore aujourd’hui à d’innombrables plans pour imprimer toutes sortes d’objets imaginés par la grande communauté des « makers ».

Une autre 3D. DR, via X/ via PunkRockFiend

Un libertarien en embuscade

En 2012, un certain Cody Wilson, jeune élève de l’université du Texas, anarchiste libertarien et activiste pro-armes, mettait régulièrement des plans en ligne sur la plateforme collaborative Thingiverse. Il ne s’agissait pas d’objets anodins à fabriquer soi-même mais bien de plans pour fabriquer des pièces d’armes à feu.

Alors que les Etats-Unis traversaient une période de fusillades à répétition, en milieu scolaire notamment, l’entreprise MakerBot, voyant son image menacée, a soudainement décidé de retirer de sa plateforme collaborative tout élément imprimable qui, de près ou de loin, contribuait à la prolifération des armes à feu.

Un an plus tard, le 5 mai 2013, encore amertumé par cette décision qui l’avait touché en premier lieu, Cody Wilson mit à la disposition des internautes, via son propre site internet, non pas des plans épars, mais bien un ensemble de plans numériques permettant d’imprimer une arme dont l’intégralité des pièces était en plastique, à l’exception d’une seule, un simple clou, faisant office de percuteur. C’est ainsi qu’est apparu le Liberator.

Le Liberator et les libertariens

Le nom de cette première arme 3D en dit long sur les motivations qui ont poussé son inventeur à en diffuser massivement les plans de fabrication, via le site internet Defense Distributed. Une conception politique qu’on pourrait simplifier comme ceci : si la police et l’armée ont le droit d’ouvrir le feu sur les populations, la réciproque doit être vraie.

Le modèle qui a inspiré le Liberator est une arme à un coup en calibre 45 qui était fabriquée pendant la guerre 40-45, une arme faite de bric et de broc.

Cette arme rudimentaire était inspirée d’un modèle historique tout aussi rudimentaire, comme le rappelle Bryan Struvay, référent armes de la PJF Namur : « Le modèle qui a inspiré le Liberator est une arme à un coup en calibre 45 qui était fabriquée pendant la guerre 40-45, une arme faite de bric et de broc. Pendant la guerre, le but était de la parachuter dans les zones occupées en espérant qu’elle tombe aux mains des résistants pour qu’ils puissent abattre un soldat allemand, récupérer son arme et renforcer les moyens de la rébellion. D’où le nom de cette arme : le Libérateur ».

Illustrations de l’enquête du Dailymail sur le Liberator. DR Cf : https://www.dailymail.co.uk/news/article-2323158/How-Mail-On-Sunday-printed-plastic-gun-UK--took-board-Eurostar-stopped-security-scandal.html

Une arme qui permet de déjouer les systèmes de sécurité

Dès le départ, médias et politiques sensibles aux questions de sécurité ont exprimé leurs craintes quant à la viralité potentielle de cette arme. Les faits leur donnaient plutôt raison puisqu’en deux jours, les plans du Liberator ont été téléchargés plus de 100 000 fois, avant que le département d’Etat américain (administration Obama) ne tente de les faire retirer d’internet, avec un succès relatif. Bien que le Sénateur démocrate, Chuck Schumer, ait ensuite plaidé pour une interdiction pure et simple des armes 3D, aujourd’hui encore, ces plans se trouvent sans difficulté en quelques clics sur le net.

Le phénomène que Cody Wilson a déclenché en 2013 représentait et représente encore un réel défi législatif ; un phénomène impossible à endiguer avec les moyens répressifs traditionnels.

Le Liberator est une arme très précaire qui ne garantit en rien de fonctionner comme prévu : s’il tire quelques cartouches en 9 mm court, il finit immanquablement par exploser, parfois dès le premier coup. Dans la vidéo de présentation du Liberator, on voit Cody Wilson hésitant, craignant que son arme en plastique lui explose dans les mains. Le Liberator n’en représente pas moins un point de départ idéologique et technologique, ouvrant la voie à une série de perfectionnement successifs dont les plus récents n’ont presque plus rien à envier aux armes traditionnelles. Matt Schroeder, chercheur associé au Small Arms Survey, le confirme : « La diversité des armes 3D ne fera qu’augmenter. Il en existe déjà de nombreux modèles. Cette volonté d’innover et de produire des armes 3D de plus en plus perfectionnées est déjà une réalité ».

Londres-Paris et retour

Dès la publication des plans du premier pistolet 3D, deux journalistes britanniques se sont dotés d’une imprimante 3D, ont imprimé en 36 heures les pièces nécessaires à la fabrication de cette arme et sont montés sans problème dans un Eurostar, à l’heure de pointe, au départ de Londres et à destination de Paris.

Simon Murphy, l’un des deux journalistes, a assemblé l’arme dans les toilettes du train et a effectué le reste du voyage avec l’arme en main, sans la dissimuler. Il n’a pas été inquiété. Simon Murphy et son acolyte, Russel Myers, en ont déduit qu’il fallait revoir d’urgence les procédures de contrôles douaniers.

Cette volonté d’innover et de produire des armes 3D de plus en plus perfectionnées est déjà une réalité.

Plus généralement, « Les armes à feu imprimées en 3D permettent à ceux qui les produisent de déjouer bon nombre des mesures de contrôle qui sont essentielles pour minimiser la prolifération illégale d’armes à feu. C’est donc un motif de préoccupation majeur. Cette technologie met à mal la plupart des instruments mis en place par les différents états pour contrer la prolifération des armes illégales », analyse Matt Schroeder, chercheur associé au Small Arms Survey.

L’article des deux journalistes britanniques et les photos qui l’accompagnaient ont suscité un emballement médiatique et politique immédiat au Royaume-Uni, puis outre Atlantique où les commentateurs les plus alarmistes prédisaient avec certitude l’imminence d’un nouveau 11 septembre (en référence aux attentats qui ont endeuillé les USA en 2001). Le risque d’attentats terroristes de type djihadiste était alors, à juste titre, dans tous les esprits. Néanmoins, ce premier soufflet médiatique est assez vite retombé, même si l’inventeur du Liberator se livrait à cette époque à toutes les demandes d’interviews qui lui étaient faites.

Le Liberator, première arme 3D, photographiée à Austin, Texas, en 2018.Credit Eric Gay/AP

L’image de la 3D durablement entachée ?

Dans l’une des nombreuses interviews accordées à l’époque, Cody Wilson déclare ceci : « Si je vous demandais en 2012 si vous connaissiez l’impression 3D, vous auriez probablement répondu non. En 2013, vous auriez certainement répondu oui, en ajoutant immédiatement qu’on peut s’en servir pour fabriquer des armes. Je considère que cette prise de conscience est une victoire politique ».

Un type d’armes très peu fiables ?

Deux ans plus tard, en 2015, ce sont les armes traditionnelles du banditisme de rue que les assaillants du Bataclan ont utilisées à Paris et à Saint-Denis : des Kalashnikov. L’évolution technologique des armes imprimées n’a pas, jusqu’à aujourd’hui, suscité d’intérêt notable de la part des groupes djihadistes.

Si je vous demandais en 2012 si vous connaissiez l’impression 3D, vous auriez probablement répondu non. En 2013, vous auriez certainement répondu oui.

En octobre 2019, la première attaque terroriste impliquant avec certitude une arme 3D s’est produite dans la vile de Halle-sur-Saale, en Allemagne, et c’est un extrémiste de droite qui en a fait usage. Stephan Balliet prévoyait de s’en prendre à des fidèles juifs le jour de Yom Kippour. Ne parvenant pas à entrer dans la synagogue visée, il a blessé mortellement une passante et le client d’un restaurant kébab.

Dans a vidéo que ce terroriste a diffusée en temps réel pendant l’attaque, on l’entend clairement pester contre son arme 3D qui n’a pas fonctionné comme prévu. L’enquête a révélé qu’il était pourtant un connaisseur de ce type d’armes.

Quels sont les nouveaux profils qui s’intéressent aux armes 3D ?

Alors que les saisies d’armes 3D sont en augmentation en Europe, et notamment en Belgique, quels types de profils sont-ils séduits par ces armes ? Les profils d’extrême droite sont-ils en effet les plus susceptibles de s’y intéresser ? Et si oui, pour quelles raisons ?

En Europe aujourd’hui, la majorité de ceux qui fabriquent des armes ou des composants 3D sont ce qu’on appelle en anglais des ‘’gun collectors’’ ou des ‘’enthusiasts’’.

Matilde Vecchioni, chercheuse associée à l’UNIDIR (Institut des Nations Unies pour la recherche sur le désarmement) analyse en ces termes la porosité entre différents mondes sans connexion au départ, celui des bricoleurs d’armes et celui des criminels désireux d’avoir recours à la violence armée : « En Europe aujourd’hui, la majorité de ceux qui fabriquent des armes ou des composants 3D sont ce qu’on appelle en anglais des ‘’gun collectors’’ ou des ‘’enthusiasts’’. Bien souvent, ils ont des compétences techniques très poussées en ce qui concerne l’assemblage des armes à feu et dans la plupart des cas, ils ne projettent pas d’avoir recours à la violence ou à la menace. C’est le plus souvent en ligne qu’ils partagent leur savoir-faire ; via des blogs, des photos ou des vidéos. Le problème, du point de vue de la lutte contre la violence armée via les armes 3D, c’est que ces informations qui permettent de fabriquer des armes 3D se retrouvent en ligne. Une fois que c’est le cas, il devient bien difficile d’empêcher que ces informations-là ne soient pas utilisées à des fins violentes ».

BELGA

Armes et composants imprimés en 3D confisqués par la police judiciaire fédérale de Louvain, photographiés le lundi 5 février 2024. (BELGA PHOTO ERIC LALMAND).

Cachez cette arme 3D que je ne saurais voir

Parmi les affaires récentes ayant occasionné la saisie d’armes 3D en Belgique, plusieurs se sont déroulées dans les régions de Charleroi et de Bruxelles. Une importante saisie a eu lieu en janvier dernier, à Louvain (Leuven), dans le cadre d’une enquête conjointe avec la police française. Bien que ces différentes affaires soient toujours en cours, la politisation des suspects n’est pas évidente dans la plupart des cas.

Une importante saisie a eu lieu en janvier dernier, à Louvain (Leuven), dans le cadre d’une enquête conjointe avec la police française.

Quelle filière l’atelier de Leuven était-il censé fournir ? Est-ce que le deal de rue et les guerres de territoire qui font rage à Bruxelles en ce moment peuvent aussi représenter un terrain fertile pour la propagation rapide de nombreuses armes imprimées en Belgique ?

Dans le prochain épisode de cette enquête, retrouvez l’interview de Nils Duquet, le directeur de l’Institut Flamand pour la Paix (Vlaams Vredesinstituut), au sujet des profils les plus susceptibles de se doter d’armes 3D en Belgique aujourd’hui.

Julien Bal