MUSIQUE

Disparition: hommage à Maurizio Pollini, l’un des plus grands pianistes de notre temps

Maurizio Pollini à la Salle Pleyel à Paris, en janvier 2009. Photo Leemage via AFP

Il fut l’un des plus grands pianistes, ayant vécu à cheval entre les XXème et XXIème siècles, de notre temps. C’est donc une immense perte que le monde musical, et plus généralement artistique, connaît, malheureusement, aujourd’hui : Maurizio Pollini, né le 5 janvier 1942 à Milan, vient, ce 23 mars 2024, de nous quitter, emporté par la maladie plus que par la vieillesse, à l’âge de 82 ans.

A la prestigieuse « Scala » de Milan

Il fut aussi l’un de mes pianistes préférés, à moi, et à combien d’autres. Que de fois, en effet, ne l’ai-je vu et entendu jouer, magistralement, les plus belles partitions de Chopin, Liszt, Beethoven, Schubert, Brahms, Schumann, Mozart ou Bach (le « Clavecin bien Tempéré ») à la prestigieuse Scala de Milan, sa ville natale, où j’ai moi-même habité, de 1982 à 1993, pendant onze riches et passionnantes années (j’y étais, à l’époque, professeur de littérature contemporaine et de civilisation moderne au Centre Culturel Français) !

Je me souviens : ses légendaires prestations dans cette mythique salle de concert étaient toujours très attendues, bien qu’il y fût presque comme chez lui, par ce public pourtant particulièrement exigeant, fin connaisseur tout autant que mélomane averti, en matière de musique classique, et non seulement, comme chacun sait, de fameux airs d’opéra.

C’est d’ailleurs lui, Maurizio Pollini, qui me procura les frissons les plus intenses, les émotions les plus profondes et les transports d’âme les plus élevés, lorsque je l’entendis interpréter, dans ce haut temple de la musique, le répertoire romantique en sa plus noble expression et, en particulier, son cher Frédéric Chopin, comme s’il l’incarnait véritablement.

Génie précoce au concours Chopin

Car, de fait, c’est à 18 ans seulement, en 1960, que Maurizio Pollini, prodige dont la précocité n’avait d’égale que son humilité, remporta, à Varsovie, le Premier Prix du Concours International Chopin, dont l’un des membres du jury n’était autre, cette année-là, que le génial Arthur Rubinstein.

Rubinstein qui, impressionné par tant de virtuosité, et de musicalité tout à la fois, dit alors de ce même Pollini, qui savait allier, comme personne d’autre dans dans ce doigté unique en son genre, émotion et rigueur : « Ce jeune homme joue mieux qu’aucun d’entre nous ». Dont acte !
Rien d’étonnant, dès lors, si, en cette féconde année 1960, Sergiu Celibidache, l’un des chefs d’orchestre les plus illustres du XXe siècle, invita ce même Maurizio Pollini, qui n’avait donc toujours que 18 ans, à jouer sous sa direction, à la Scala déjà, les deux fabuleux concertos pour piano, particulièrement difficiles sur le plan technique, de Chopin, encore et toujours !

Au sommet de son art

La suite sera non moins fructueuse : c’est sous la baguette magique de Karl Böhm (avec l’orchestre philarmonique de Vienne), Herbert von Karajan (à Berlin), Pierre Boulez (à Paris) et puis sous celle, successivement, des grands maîtres, italiens eux aussi, de la Scala – Carlo Maria Giulini, Claudio Abbado, Riccardo Muti, qui bénéficièrent tous trois des précieux enseignements du discret mais magistral Arturo Toscanini  – que Maurizio Pollini atteignit le sommet de son art.

Ce sommet artistique, où le jeu pianistique se veut à la fois brillant, clair, précis, ample et mélodieux, où chaque note se pare d’un éclat dont la limpidité confine à la perfection, Maurizio Pollini le dut, toutefois, à un autre génie, particulièrement exigeant, d’une méticulosité quasi maniaque, du piano : Arturo Benedetti Michelangeli (le meilleur interprète, en matière d’impressionnisme, de Debussy), dont il suivit assidument les extraordinaires master-class au Conservatoire de Milan.

A la mythique « Deutsche Grammophon »

C’est ainsi que, parvenu donc au faîte de son expressivité musicale, le très talentueux Maurizio Pollini put réaliser, en un laps de temps relativement court, quelques-uns des enregistrements les plus mythiques de la célébrissime maison discographique allemande « Deutsche Grammophon », pour qui il grava notamment, entre autres chefs-d’œuvre, les dernières et plus belles « Sonates » de Beethoven ou les « Etudes », « Préludes », « Ballades » « Polonaises », « Barcarolles », « Fantaisies », « Berceuses » et autres splendides « Nocturnes » de Chopin.

Maurizio Pollini, fervent admirateur tout autant qu’exceptionnel interprète du romantisme allemand, et plus largement européen, ne se limita cependant pas, au long de sa prodigieuse carrière, à ce seul style musical. De fait : esprit ouvert et curieux, aussi sensible à la nouveauté qu’expert en classicisme, il ne dédaigna pas non plus de s’aventurer, avec un même bonheur partagé, dans des sphères moins conventionnelles, par son attirance vers la modernité, au goût du public.

Du romantisme allemand a la musique atonale : l’éclectisme en guise de style

Ainsi, se plaisant à explorer également les arcanes de la musique dodécaphonique, se mit-il à interpréter, avec une identique passion, les partitions pianistiques de compositeurs contemporains, réputés ardus par les profanes, tels qu’Arnold Schönberg, Alban Berg, Belà Bartok ou Karlheinz Stockhausen. Davantage : c’est vers des compositions carrément atonales, telles que les donnent à entendre ses compatriotes Luigi Nono ou Luciano Berio, qu’il ne se priva pas de se diriger, plus tard, au risque de désorienter, parfois, son fidèle auditoire. Ce fut peut-être d’ailleurs là, cet éclectisme musical fait de tolérance artistique, sa principale marque, à l’instar des vrais génies, en matière de style.

Hommage soit donc en effet rendu ici, pour son immense talent tout autant que son intelligence artistique, au très grand Maurizio Pollini !

 

                                                       DANIEL SALVATORE SCHIFFER