JUDICIAIRE

« L’Ennemi » : Bernard Wesphael envisage de poursuivre Stephan Streker pour son film inspiré de son histoire


Après le succès de « Noces », sorti en salle en 2016, Stephan Streker s’inspire à nouveau d’une histoire vraie, celle de Bernard Wesphael, soupçonné en 2013 du meurtre de son épouse, Véronique Pirotton, dans une chambre d’hôtel. Mais, « L’ennemi », à l’affiche depuis le 26 janvier dernier, n’enflamme ni la critique, ni les internautes sur les réseaux sociaux. Quant au premier concerné, acquitté le 6 octobre 2016, il ne valide pas l’interprétation libre du réalisateur. L’ancien député wallon estime que l’on ne peut tromper le public sur des éléments essentiels de l’affaire au risque de refaire son procès. Il réfléchi à une éventuelle action en justice. Nous l’avons rencontré pour recontextualiser les faits qui ont servis de trame au film.

 Une journaliste, un politique et une chambre d’hôtel

Jeudi 31 octobre 2013, Véronique Pirotton (42 ans), une journaliste liégeoise, est retrouvée morte dans la chambre d’un hôtel, à Ostende. Elle y séjournait avec son époux, Bernard Wesphael (55 ans). Après une brève sieste, le député wallon aurait retrouver à son réveil son épouse, gisant sur le sol de la salle de bain. Les services de secours dépêchés sur place par ses soins tenteront vainement de réanimer la jeune femme. A sa descente sur les lieux, le parquet juge la version de Bernard Wesphael non crédible. Soupçonné d’avoir assassiné son épouse après une violente dispute, il est placé sous mandat d’arrêt. La machine judiciaire se met en marche.

Je suis décrit comme un ivrogne ce soir-là. (…) Au-delà du fait que si c’était le cas, je me maudirais pour le reste de ma vie, c’est inacceptable au regard de la vérité judiciaire

Un acquittement qui suscite le débat

Trois jours après son arrestation, le député passe devant la Chambre du Conseil qui décide son maintien en détention préventive. Bernard Wesphael restera derrière les barreaux dix mois, avant d’être libéré sous condition par la chambre des mises en accusation de Gand.
Mais, le buzz est déjà entré en scène. Une histoire d’amour passionnelle, une journaliste et un homme politique en campagne, une chambre d’hôtel, pas de témoins et un drame. Le décor de l’intrigue est planté. Ces ingrédients sulfureux suffisent à nourrir les chroniques judiciaires qui s’emballent dans un torrent de publications et d’éditions spéciales. Et pourtant, le 6 octobre 2016, après trois semaines de procès, les douze jurés de la cour d’assises du Hainaut prononce leur verdict. Bernard Wesphael est acquitté : « un doute raisonnable doit profiter à l’accusé ».

Depuis, une partie de l’opinion publique le croit toujours coupable. Il y a les « pro » Wesphael et les « anti ». C’est ce postulat qui a servi de fil conducteur au réalisateur, Stephan Streker.

Copyright : Alain Roland – www.imagebuzz.be

Des poursuites judiciaires

En 2020, Bernard Wesphael percevra une indemnité compensatoire de 83.150 euros pour détention inopérante, soit pour le temps passé en détention provisoire. « Cela veut dire que le soir du drame, il n’y avait pas d’éléments pour m’envoyer en prison », nous rappelle l’ancien député wallon. « J’ai par ailleurs réussi à faire condamner certains médias qui ont considéré que l’affaire était déjà entendue, au mépris du principe élémentaire de la présomption d’innocence à laquelle a droit tout citoyen ». « Assassin », « Une mort violente pour V. Pirotton », « Ce n’est pas un suicide », « Il ne voulait pas qu’elle le quitte », les titres et accroches des quotidiens avaient affirmé que le coupable était tout désigné.

Copyright : Alain Roland – www.imagebuzz.be

 Un film « librement inspiré de »

Dans un média concurrent, Stephan Streker a déclaré que « ce drame n’aurait jamais eu lieu et que son film n’aurait jamais vu le jour sans une consommation problématique d’alcool par les deux personnages principaux ».
Bernard Wesphael s’insurge : « Je suis très attaché à l’art et à la créativité et je pense que Stephan Streker est un réalisateur talentueux. Je peux aussi apprécier la performance des acteurs, en particulier celle de Jérémy Renier. Mais, il y a des éléments factuels auxquels il n’aurait pas dû déroger. Mon personnage avale un verre de whisky après l’autre. Je suis décrit comme un ivrogne ce soir-là. Louis Durieux est tellement ivre qu’il ne se souvient même pas de ce qui s’est passé dans cette pièce. Au-delà du fait que si c’était le cas, je me maudirais pour le reste de ma vie, c’est inacceptable au regard de la vérité judiciaire ».

 L’alcool est un parti pris dommageable

Et de poursuivre : « ce qui est présenté dans le film n’est pas conforme au dossier d’instruction et aux analyses qui y sont versées qui attestent que je n’étais pas ivre et parfaitement lucide. Je le répète, je suis pour la liberté artistique, mais si l’on s’inspire d’une histoire vraie, il faut quand même ne pas inventer une dimension accusatoire lourde et centrale, même de manière fictionnelle, car le spectateur fait le lien avec ma personne et cela m’est dommageable ».
Le dimanche 30 janvier, Bernard Wesphael s’en est exprimé dans un SMS qu’il a envoyé au réalisateur Stephan Streker pour lui faire part de son malaise.« Il me semblait important de lui exprimer ma position et de faire cette mise au point. Quant à d’éventuelle poursuites, je vais prendre conseil ».

Liberté artistique Vs respect de la vie privée

En 2012, l’histoire de Geneviève Lhermitte inspirera, non sans controverses également, une adaptation sur grand écran par le réalisateur Joachim Lafosse. Dès sa sortie en salle, le film posera la question de savoir comment et dans quelles limites faire d’un fait réel une fiction, lorsque ce ne sont plus ni le film ni les personnages que l’on juge, mais les personnes que l’on y identifie, soit les vrais acteurs du drame.
Le père des enfants, Bouchaid Moqadem, et le docteur Michel Schaar en contestent la version des faits. Ils obtiendront en justice une « mise en contexte » du film.
Lors de chaque présentation presse, il doit être précisé qu’il s’agit bien d’une fiction, à ce titre subjective, et non de la retranscription fidèle de l’affaire. La diffusion en salle de « A perdre la raison » doit aussi se terminer avec la mention : « cette œuvre de fiction n’a pas pour objet de relater avec exactitude le fait divers dont elle est librement inspirée ».

« L’adversaire » de Nicole Garcia, « L’Appât » de Bertrand Tavernier ou « Parcours meurtrier d’une mère ordinaire » de Jean-Xavier de Lestrade, de nombreuses histoires de vie ont inspiré des productions cinématographiques.

Si un réalisateur jouit de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et par l’article 19 de la Constitution Belge, laquelle comprend la liberté de création artistique, cette liberté est-elle pour autant absolue ?

« L’Ennemi » de  Stephan Streker relance le débat de la responsabilité morale de l’artiste. L’œuvre conquiert-elle une autonomie suffisante qui l’émancipe de la réalité dont-elle s’inspire ? Le créateur peut-il, sans manquer de respect aux protagonistes, nourrir cette œuvre d’un drame circonstancié et la prétendre inexpugnable en vertu de la part d’imaginaire qu’il y fait entrer ?
La liberté de création de l’auteur doit à tout le moins être mise en balance avec le droit au respect de la vie privée des premiers concernés. C’est une question de juste curseur.

 

Archives privées – DR – Copyright : Alain Roland – www.imagebuzz.be