EVOCATION

Cela fait exactement 100 ans que Proust n’est pas mort !

“La Madeleine de Proust”, Geneviève Van der Wielen. (ac/t, 80 x 80) – 1998. (Collection privée. Libre de droits).

Il y a 100 ans, jour pour jour, mourait Marcel Proust, le 18 novembre 1922, à 16 heures. Valentin Louis Georges Eugène Marcel Proust avait 51 ans.  Ne me demandez pas pourquoi il s’est fait connaître sur son cinquième prénom, je n’ai pas la réponse mais le troisième me permet de vous parler de Georges Goldine, sans lequel jamais je n’aurais dépassé ces sentiments d’irritation et d’incompréhension qui avaient été les miens au Collège quand, était-ce le père Clarot ou Maurice Husson au Collège Saint-Servais, les professeurs de Français, tentaient de nous transmettre les clés de la « Recherche ».

Dans ses sept volumes, ses 3000 pages, ses 1 300 000 mots et 9 609 000 caractères, il n’est pas un mot, une phrase, une émotion, une idée, une association, une reprise, une figure de style de Proust qui n’aie pas été analysée, étudiée, décortiquée, triturée, disséquée, interprétée, copiée, au point que Gorges Goldine-qui les récitait par cœur dans son sens premier, dans sa préface aux célébrations liégeoises des 75 ans de son décès en 1999, n’hésitait pas à écrire de Proust qu’il était en vérité « un génie qui, malgré une réputation d’écrivain élitaire est toujours autant lu. Mieux, il ne se trouve pas un seul auteur d’envergure dans le monde entier qui n’ait parlé de Proust.  (…) C’est un homme hors du temps qui a plongé son regard dans une micro-société qui reflète tout le genre humain, malgré ses particularismes. Cet incroyant a manifesté sa confiance en l’homme en décidant que l’art est la vie et que c’est dans l’art que se produit la transfiguration ».

Proust, Ruskin et la « revue blanche », née à Liège

Sur les bancs du Collège, cette transfiguration passait largement au-dessus de la tête que j’avais, comme Tchantchès, trop près du bonnet, un pragmatisme, dont je me revendique toujours, et qui justement a attiré le regard de Georges sur le jeune journaliste (36 ans) que j’étais au moment où l’idée lui vint de célébrer les septante-cinq ans à Liège, le Petit Paris, alors que le Grand Paris ne célébrait jamais les soixante-quinze. L’idée, lumineuse, attira les regards du monde entier sur la Cité ardente qui consacra, avec une quarantaine de ses acteurs culturels où les plus prestigieux côtoyaient les plus surprenants, une saison à un écrivain dont le seul lien avec la fille de Meuse était un passage, avec sa maman malade et son frère médecin, par la gare des Guillemins pour rejoindre par train la station thermale de Bad-Kreuznach et y prendre les eaux, une courte (un mois) infidélité à Cabourg, et une négation de Spa. C’était en 1897, il y a …125 ans.

Je voudrais donner au lecteur le désir et le moyen d’aller passer à Amiens une journée en une sorte de pèlerinage ruskinien.

Lire toute la recherche était au-dessus de mes forces et je privilégiais la biographie magistrale de son auteur par Jean-Yves Tadié dont je retins deux éléments qui me titillèrent les neurones que Proust devait avoir nombreux  puisqu’il réussît à traduire deux œuvres de John Ruskin…sans connaitre l’anglais, ce qui m’amena sur ses traces pour visiter, la traduction préfacée de Proust en mains, les cathédrales du nord de la France, Abbeville, Amiens, Beauvais, Chartres, Rouen, avec ces mots –pragmatiques (si, si) de l’écrivain en tête : «  Je voudrais donner au lecteur le désir et le moyen d’aller passer à Amiens une journée en une sorte de pèlerinage ruskinien. Ce n’était pas la peine de commencer par lui demander d’aller à Florence ou à Venise, quand Ruskin a écrit sur Amiens tout un livre ».

L’autre élément marquant que je retins de Tadié concernait les origines liégeoises de la « Revue Blanche », (1889-1903) un mensuel littéraire et artistique de sensibilité anarchiste, créé à Liège par les frères Natanson, puis déménagée par eux en 1891 à Paris, revue à laquelle collaborèrent beaucoup parmi les plus grands écrivains et artistes de langue française de l’époque avant de mourir après la parution de son 237e numéro, en 1903, année de la naissance d’un autre Liégeois qui prolongera la réputation de Liège à Paris, Georges Simenon, qui y arriva en décembre 1922 après avoir aiguisé sa plume à la Gazette de Liége, 65 ans avant moi et 75 ans avant …Philippe Lawson. 

Pr. Jacques dubois : « lire proust rend heureux ! »

Outre Georges Goldine, je découvris à Liège, dans le même quartier Piercot, en la personne du professeur Jacques Dubois de l’Université, un autre proustomane qui apporta à nos cérémonies d’anniversaire en 1997 une caution scientifique aussi impressionnante qu’indiscutable et passionnée traduite dans un texte magistral axé sur la démonstration de sa certitude : « Lire Proust rend heureux », un texte qui, pas plus que ceux de Marcel, n’a pris une ride. Extraits. « Ce bonheur selon Proust puise à même la vie. Une fois que l’on a opéré sur l’existence et sur la société des hommes, le travail utile de décantation (…) il y a un reste. Et ce merveilleux reste est la vie même, qui n’en finit pas d’affirmer ses énormes possibilités poétiques, ses gigantesques réserves de drôlerie, sa capacité sans fin de générosité. De tout cela, la Recherche porte témoignage ».  Le bonheur selon Proust puise encore à même la langue. « Personne n’a exploré comme ce romancier les ressources du français. Personne comme lui n’est allé jusqu’au bout des capacités de la phrase. Personne n’a déployé une si sensible intelligence de la syntaxe et des mots. Cette intelligence, qui n’a rien de hautain quoi qu’on en pense, ne manque pas de gagner le lecteur, de s’offrir à lui en partage. (…) Oui, le bonheur selon Proust est à portée de lecture : il nous reste à en prendre possession. »

Personne n’a exploré comme ce romancier les ressources du français. Personne comme lui n’est allé jusqu’au bout des capacités de la phrase.

Proust traduit en 45 langues, partout dans le monde les lecteurs peuvent s’y immerger avec délectation, une jouissance qui était refusée aux Luxembourgeois, au contraire de celle procurée par la dégustation de la Madeleine que la cheffe grand-ducale Léa Linster a élevée au rang de mythe gastronomique, deux constats qui sont apparus au néo-luxo que je suis devenu. Aussi, pour le 100e anniversaire de la mort de Proust et en écho à celui qui débuta par la traduction de « La Bible d’Amiens », avec quelques amis proustiens, nous avons demandé à une traductrice, passionnée de l’écrivain, de s’y lancer. Le résultat sera dévoilé ce jour.

Longtemps, je me suis couche de bonheur…

La complexité de l’exercice est illustrée par la première phrase de la « Recherche », « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Tout est lascif dans cette première phrase, le choix des mots, leur consonance, le rythme, les tropes, la prolepse, l’oxymore, le paradoxisme et la syllepse finale, toutes ces ficelles littéraires dont le regretté Professeur Freddy Laurent nous a éblouis à l’IHECS. Toute la « Recherche » est dans cette phrase, qui est sans doute la plus courte avec une autre, parmi les dernières : « Long à écrire », puisqu’il y est question du temps, long, de l’opposition entre la durée et le moment ponctuel, l’heure, et du bonheur, même s’il est écrit en deux mots. Lascive et voluptueuse, poussant le lecteur au repos et à la langueur comme le dit si bien ma collègue Agathe, cette phrase est servie par la langue française alors qu’en luxembourgeois, le temps est un mot commençant par un « Z » qui se prononce « ts » et qui est plus excitant que calmant dans « Eng gutt Zäitche sinn ech matzäite schlofe gaangen. » Au velours succède le papier abrasif.

On l’enterra, mais, toute la nuit funèbre, ses livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes déployées.

Cet anniversaire de Proust me permet donc un hommage appuyé aux traducteurs dont la sensibilité ne sera jamais menacée par la révolution numérique, et me permet aussi cette chute en pirouette, confrontés que nous sommes à l’évidence que Proust, pas plus que Goldine et Laurent et tous les autres, n’est pas vraiment mort : « On l’enterra, mais, toute la nuit funèbre, ses livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes déployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. » (Marcel Proust).

De la présence des absents dans la mémoire des vivants…

 


Louis MARAITE

Journaliste, co-organisateur de la « Saison Proust » de Liège en 1997, chroniqueur invité
Responsable Communication, Palais grand-ducal (Grand-Duché de Luxembourg)
Novembre 2022.