11 SEPTEMBRE, 20 ANS APRES

Des images “signatures” à jamais


Que faisiez-vous le 11 septembre 2001 ? La plupart d’entre nous s’en souviennent, et nous nous souvenons également des images de ces tours jumelles en détresse, c’est ce que Jérémy Hamers, professeur d’Educations aux Médias et spécialiste des rapports entre terrorisme et médias à l’ULiège, appelle une image signature. Il en existe d’autres, bien avant celles de l’effondrement du World Trade Center qui fera 2.977 victimes et des milliers de blessés. Avec lui, revenons sur la portée symbolique de ces attentats meurtriers, leurs lectures mais aussi sur l’importance d’inciter à l’esprit critique à travers des cours d’éducation aux médias dès le plus jeune âge.

L-Post : Vingt années se sont écoulées… Le 11 septembre 2001, on a le sentiment pourtant que c’était hier. Pourquoi ?

Jérémy Hamers: C’est un événement médiatique qui a très clairement marqué les consciences de ceux qui étaient en âge de le vivre et de le percevoir. Tout le monde se souvient aujourd’hui où il était ou ce qu’il faisait quand il a appris qu’un premier avion avait percuté le World Trade Center. Pour ma part, j’étais étudiant en journalisme, en stage à la RTBF, et un écran de télévision à l’accueil nous informait de ce qu’on croyait être, au départ, un accident. Ce qui est certain, c’est que cet évènement fait partie de ceux qui restent gravés à jamais dans nos mémoires, il y en a quelques-uns comme ça dans l’histoire contemporaine, et singulièrement dans l’histoire du XXème siècle. Le 11 septembre 2001 a aussi pour certains, après coup, marqué la fin du XXème siècle et l’entrée dans le XXIème siècle.

L-Post : La répétition, à l’époque, sur nos écrans de télévision, de ces tours jumelles s’effondrant en quelques heures à peine comme des châteaux de cartes, participe-elle, vingt ans après encore, au souvenir qu’on a conservé de cet événement ?

Le 11 septembre fait partie de ces événements qui entre dans l’histoire presque immédiatement et qui peuvent être résumé avec une (ou plusieurs) image signature ; quand on parle du 11 septembre, nous avons tous probablement, la même image à l’esprit, celle de ces crashs d’avions au sommet des deux tours puis l’image de l’effondrement de ces tours. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes points de vue dont nous nous souvenons, mais ces images convergent toutes vers une représentation que nous partageons tous et qui fait partie de ce qu’on appelle aussi l’imagerie collective, celle qui marque une époque. Cette image signature, c’est le principe des grands événements médiatiques, elle est à l’image de l’événement dans son ensemble mais elle en en efface toute la complexité et aussi tous les enjeux notamment médiatiques et socio-politiques liés à cet événement qui a pourtant eu énormément de conséquences.

Jeremy Hamers. Photo : Jean-Louis Wertz

L-Post : Quel est la portée symbolique de ces attentats, peut-on dire qu’ils soient représentatifs d’un terrorisme moderne ?

C’est un événement intéressant, c’est presque un cas d’école pour ceux qui s’intéressent à l’éducation aux médias et aux rapports entre terrorisme et médias. Et oui, il montre très bien, mais de façon dramatique, ce qu’est le terrorisme moderne. Le terrorisme moderne est un type de terrorisme qui connait un premier âge d’or dans les années 70 mais dont les origines remontent aux années 50 et 60 et qui va dans la conception même de son action terroriste intégré, dans son calcul, la résonance médiatique qu’il va avoir. Un chercheur américain, Henry Jenkins, a dit que « le terrorisme c’est du théâtre », et bien, c’est hélas cela. Les terroristes recherchent l’événement médiatique. Le terrorisme est une mode de lutte violent qui vise à mettre un état sous pression en menaçant en permanence ses citoyens de potentielles frappes. C’est le principe du terrorisme. Le terrorisme n’a aucune efficacité s’il n’est pas relayé par les médias. Les terroristes ont besoin de la caisse de résonnance médiatique ce qui place le terrorisme moderne sous le signe d’une forme de paradoxe puisque les actions doivent être conçues dans le secret et dans la clandestinité mais au moment de l’action, ils ont besoin d’un relais médiatique massif qui provoque le plus souvent un détournement médiatique. Et c’est là qu’on en arrive à une forme de « réussite » des attentats du 11 septembre et singulièrement des attentats sur les tours jumelles, car n’oublions pas que quatre avions avaient été déviés ce jour-là et ont fait d’autres victimes que celles des tours. Nous avons là des bâtiments importants, bien sûr le Pentagone, mais si on ne parle que des tours, nous avons des bâtiments importants, qui ont une portée symbolique, qui incarnent l’économie américaine, sa puissance, sa violence aussi peut-être, et qui concentrent un maximum de victimes potentielles en un même lieu. Du point de vue du calcul des terroristes, l’action aura été assez efficace, hélas, on le sait. Le 11 septembre, la résonnance médiatique était évidemment calculée. Quant à savoir si les tours avaient une chance de s’effondrer et de causer la mort de milliers de victimes…en direct une fois encore, c’est difficile de se prononcer mais ce qui est certain, c’est que le « tournage » de ces effondrements, en direct, a décuplé l’effet terrorisant et le souvenir qu’on en retient aujourd’hui.

L-Post : Symboliques, ces attentats le sont donc à plus d’un titre ?

Evidemment. Nous sommes dans un quartier, Manhattan, où se concentre une majorité de caméscopes, on ne parle pas encore de smartphone, ça n’existe pas ou très peu. En 2001, nous sommes avant le web social, les réseaux, les smartphones, il y a très peu de téléphones portables équipés de caméras…On a dès lors un premier avion qui touche une tour du World Trade Center, à ce moment toutes le cameras amateurs ou professionnelles du quartier se tournent vers le pont d’impact. Au moment où le second avion vient frapper la seconde tour, elles filment déjà toutes, de près ou de loin. Et là, l’évènement devient direct, et dès lors, le potentiel terrorisant de cette retransmission est maximal. Forçant les médias à suivre toute la journée le déroulé.  Quelque part, les terroristes ont visé juste.
Cependant, contrairement à ce qu’on croit, ce n’est pas inédit dans l’histoire du terrorisme international, ce jeu entre terrorisme et médias, les premiers forçant les seconds à retransmettre en direct l’événement. Il est important de nuancer l’impact du 11 septembre ; ce jeu entre terrorisme et médias a une histoire plus longue. Elle commence dans les années 60 avec un terrorisme plus politique que religieux. Dans les années 70, qui connaissent de très nombreux détournements d’avion, déjà les télévisions suivaient ces évènements en direct, d’escale en escale. Les années 70,  c’est aussi l’époque de l’action Septembre noir au JO de Munich en 72, on y assiste à un détournement médiatique important également ; on peut aussi repenser aux actions menées par la Bande à Bader, Action Directe… ou encore l’action du commando Carlos contre le siège de l’OPEP à Vienne, en 1975. Une prise d’otage incroyable avec quelques hommes à peine, Carlos à qui on permettra l’accès à un avion pour s’enfuir et qui attendra 19h ou 20h pour quitter les lieux de la prise d’otage afin de se rendre à l’aéroport, pourquoi ? Car c’est l’heure des journaux parlés…Les terroristes ont besoins des médias.

Dire que le 11 septembre est le jour où tout a basculé,  relève d’une  (…) vision occidentalo-centrée de la réalité mondiale.

L-Post : Quelle comparaison peut-on faire avec les attentats de Paris en novembre 2015 où les actions ont, elles aussi, été multipliées au même moment ? L’évènement médiatique est créé par cette multiplication des attentats dans des lieux représentatifs, symboliques eux aussi.

 Tout à fait. Là encore, on touche à des lieux symboliques, un stade de football un soir de match des Bleus (fierté française à l’époque), des terrasses de café, une salle de concert…Cependant, les modalités d’action des terroristes singulièrement des terroristes islamistes ont évolué ces dernières années simplement à grâce à l’émergence de moyens de production et de diffusion professionnels et à grand impact et à la portée de tous. Les évènements de Paris jouent davantage sur la multiplication des actions terroristes que sur le détournement médiatique; on est dans une autre logique que celle du 11 septembre. Même si, souvenez-vous,  que l’image du stade de France où on entend une détonation tournera en boucle un moment dans les jours qui suivirent les attentats de Paris. On ne voit rien, on entend au loin. Cette diffusion en boucle de cette courte séquence (où le terrorisme fait irruption dans une autre actualité, sportive pour le coup) relève du détournement médiatique.  Alors, pourquoi les modalités ont-elles changé ? Parce que les terroristes sont devenus leurs propres producteurs d’images. Des groupements comme Daesh ont bénéficié  longtemps de moyens de production médiatiques dignes des plus grands studios professionnels  de télévision pour réaliser leurs propres vidéos, certaines visent le recrutement et d’autres témoignent d’atrocités comme des exécutions….On voit que les moyens de production ont investi le camp des terroristes, ils doivent moins compter sur les médias traditionnels aujourd’hui car ils disposent d’une autre caisse de résonnance qu’est le web social, les réseaux sociaux ou les sites qu’ils mettent en ligne.
L’efficacité du terrorisme aujourd’hui dépend  toujours de son efficacité médiatique et de ses moyens de production mais elles ne sont plus le fait des seuls médias professionnels mais aussi et surtout de producteurs médiatiques au service de ces groupes terroristes.

L-Post : Le 11 septembre, le jour où le monde a basculé, c’est le titre d’un livre qui vient de sortir, cette phrase est-elle exagérée ? Et les attentats auraient plus de résonnance s’ils avaient lieu aujourd’hui ?

Pour l’époque, l’impact a été maximal. Les terroristes ont mis en scène un attentat en lien avec leur époque et les moyens de diffusion qui existaient alors. Si les smartphones et les réseaux sociaux avaient été présents, on aurait évidemment assisté à une démultiplication des points de vue et à un plus grande nombre encore de ces prises de vue amateurs. Souvenez-vous tous les programmes ont été bousculés ce jour-là pour revenir au direct la breaking news a tourné à plein régime à l’époque et donnera naissance plus tard aux chaînes d’infos en continu.
Pour revenir sur l’expression, le jour où tout a basculé, on a vu à l’époque notamment toute une presse occidentale pour le dire vite, parler d’un moment charnière, je pense que ça relève d’une conception très occidentale des évènements ou d’une vision occidentalo-centrée de la réalité mondiale. Il faut se souvenir aussi que le monde avait basculé, pour certaines communautés dans le monde, bien avant le 11 septembre et peut-être même, que le 11 septembre, ce qui ne l’explique pas totalement et ne l’excuse pas non plus, est-il une conséquence de toute une série de moments de basculements de parties du monde avant ce jour fatidique. Les attentats du 11 septembre s’inscrivent dans une histoire complexe du terrorisme international. Il faut, avec le recul, en n’ayant pas peur non plus de la complexité de la situation dans lequel ces évènements sont survenus, revenir à un contexte qui l’a rendu possible. On a raconté beaucoup de choses à l’époque… qui ont conduit aussi aux théories du complot.

L-Post : Précisément, ces attentats ont-ils réveillé une certaine théorie du complot ?

Evidemment. J’en profite pour aborder la fonction centrale et le traitement médiatique de ces attentats dans la remontée en puissance des théories du complot. Très vite après le 11 septembre, on assiste à mille scénarios inimaginables. Cette pensée n’a jamais perdu en puissance et le développement et l’arrivée de Youtube et des réseaux sociaux à intensifier et défendu ces thèses complotistes, fondées sur de faux raisonnements, sur des preuves qui n’en sont pas, et a galvanisé une partie de la pensée critique d’une certaine partie de la population. Parce qu’il précède de quelques années à peine l’émergence du développement du web 2.0, cet évènement va jouer un rôle central dans le succès des théories du complot. Même si celles-ci existaient depuis longtemps et bien avant lui.

L-Post : Vous enseignez, à l’ULiège, l’Education aux médias, matière essentielle aujourd’hui qui manque toujours à l’appel au sein des programmes de l’enseignement secondaire ou primaire. Comment parle-t-on du 11 septembre à des jeunes de 20 ans ?

 Je répondrais par une boutade mais j’invite à ne pas prendre pour argent comptant ce que disent ceux qui prétendent faire de l’éducation aux médias. Cela me concerne aussi. La majorité de mes étudiants n’étaient pas nés en 2001 ou à peine. Mais j’aborde  ces attentats en attirant leur attention sur la fonction symbolique de l’info en continue et de l’importance que cela peut avoir, le 11 septembre est un cas d’école, j’explique aussi l’importance de la remise en question critique du jeu que les médias peuvent jouer, à leur corps défendant, au service d’une certaine forme de terrorisme, si vous diffusez en boucle les images du 11 septembre, vous faites de la propagande terroriste. Il faut le rappeler. Enfin, j’explique l’importance d’inscrire les évènements du 11 septembre au niveau de la représentation de la violence et de ses conséquences dans une histoire plus longues de cette représentation. Certaines images des attentats ont totalement disparu, on ne nous a jamais montré de corps mutilés, pourtant y en a eu beaucoup. A l’instar de la 1ère guerre du golfe, où nous avons assisté à une guerre chirurgicale, on n’a rien vu vraiment le 11 septembre. On a eu très peu accès à des images de corps mutilé. La représentation du corps humain qui a été montrée était une image lisse. Par contre, si on remonte au traitement de l’information relative à la guerre du Viêt-Nam, elle a été montrée dans toute son horreur. Mais depuis, les autorités américaines, on a pris conscience que ces images avaient joué en défaveur de l’adhésion de la population à cette guerre. Depuis lors,  les médias dans leur ensemble ont aussi joué la carte d’une forme de pudeur quant aux images à ne pas diffuser. Ce qui, c’est vrai, n’est pas forcément nécessaire mais il ne faut pas négliger qu’elles existent.

L’éducation aux médias, toujours absente des programmes, est une discipline qui devrait être présente dès l’école primaire

L-Post : Relire ces évènements du 11 septembre d’un œil critique vous parait dès lors primordial. Quel rôle peut jouer ici l’éducation aux médias ?

Je pense effectivement que nos opinions et la lecture qu’on a de ces évènements, n’ont pas radicalement évolué en vingt ans et que beaucoup pensent encore qu’il s’agissait d’un complot. En tant que professeur d’éducation aux médias, je pense qu’on se doit d’apprendre à se remettre, nous aussi, en question afin de ne pas remplacer une mystification pour une autre. Je suis peu satisfait et méfiant du tournant que prend d’ailleurs l’éducation aux médias ces dernières années et qui se limite principalement à dénoncer les fakes news ; on vérifie des faits et on croit  que c’est cela faire de l’éducation aux médias, mais cela ne s’arrête pas là. D’abord, qu’est-ce qu’un fait ? Qu’est-ce que l’objectivité ? Quels sont les intérêts de ceux qui diffusent les fakes news ? Elles ont peut-être la volonté aussi de (re) légitimer une certaine presse aux yeux d’une partie de la population qui se trouve méfiante.
En 2021, face à certains évènements, on assiste de la part des spectateurs d’un retour vers les principaux diffuseurs professionnels d’information institués, on l’a vu encore avec la crise sanitaire. Le reste du temps, cependant, l’idée que les médias joueraient encore le rôle de 4ème pouvoir ne se vérifie plus dans nos usages au quotidien des médias car nous assistons à de multiples usages médiatiques extrêmement diffus. On consomme de l’info à tout-va, partout, tout le temps ; nous sommes exposés à des sources différentes avec peu de traitement d’informations en profondeur.

En revanche, ce qui me parait essentiel, c’est de bien comprendre comment et pourquoi ces usages et cette exposition à différents flux d’informations médiatiques ne sont pas synonymes d’exposition à une diversité de points de vue. C’est une illusion à déconstruire. Croire que le web social est le lieu de la diversité de points de vue versus les médias professionnels qui seraient mono ligne éditorial, c’est faux ! Nous sommes essentiellement exposés à des informations et à des traitements de l’information qui confortent des opinions que nous avons déjà.

L-Post : Doit-on douter de tout dès lors ?

Non, dans le cadre de l’éducation  aux médias, nous tentons de former au développement de l’esprit critique, ce n’est pas la même chose. Le doute peut être un fondement de cet esprit critique mais il faut le dépasser car le doute systématique n’est pas constructif mais plutôt destructeur et risque de nous précipiter dans les bras d’annonceurs complotistes.
L’esprit critique consiste à remettre en question de façon outillée et informée, les évidences et les normes qu’on considérait jusque-là comme les fondements de notre pensée et les rapports au monde. Si l’éducation aux médias parvient à former à l’esprit critique, elle doit en définitive former des citoyens qui pourront remettre en question l’éducation aux médias. Si on réussit cela, c’est gagné mais on en est loin. L’éducation aux médias n’est toujours pas une discipline dispensée chez nous dans l’enseignement secondaire ni fondamentale d’ailleurs alors qu’elle y a toute sa place. Les enfants sont exposés en permanence à tout un flux d’images et d’information, il faudrait leur donner la possibilité de manière réflexive et outillée de consommer de l‘info avec plaisir et intérêt mais sans naïveté en remettant en question tout ce qui fait les normes dans la société dans laquelle nous vivons, et là, j’en reviens encore au 11 septembre car c’est un moment où nous avons assisté à un déluge de lieux communs concernant les normes qui seraient universelles à tous et qui ont été attaquées aux moment des attentats. Ces normes sont pourtant loin d’être les mêmes pour tout le monde.