SOCIETE

Editeurs prédateurs : une enquête dénonce la « fausse science » et ses effets pervers


Selon une vaste enquête transnationale, des centaines de milliers de « scientifiques » du monde entier ont publié des études dans des revues qui se présentent comme des revues scientifiques et qui n’offrent cependant pas les contrôles traditionnels d’exactitude et de niveau de qualité requis. Un panel de journalistes européens, asiatiques et américains ont analysé 175.000 articles dits « scientifiques » publiés par cinq des plus puissants groupes de presse dits scientifiques du monde, dont Omics Publishing Group, basé en Inde. L’éditeur a commencé à publier sa première revue en 2008, et revendique aujourd’hui près de 400 revues. Les pratiques de World Academy of Science, Engineering and Technology (Waset), basé en Turquie, sont également relevées comme contestables. Outre le fait que les articles ne sont pas fact-checkés par des pairs, ils sont proposés en open access, ce qui alimente une propagation rapide d’une certaine désinformation. Certains sont par ailleurs rédigés par des employés de sociétés pharmaceutiques ou par des climato-sceptiques aux théories douteuses et sans filtres. Bienvenu dans l’univers des éditeurs prédateurs dont le seul but est de faire de l’argent.

Les revues et les éditeurs prédateurs sont des entités qui privilégient l’intérêt personnel au détriment de l’érudition et se caractérisent par des informations fausses ou trompeuses, un écart par rapport aux bonnes pratiques rédactionnelles et de publication, un manque de transparence et/ou le recours à des pratiques de sollicitation agressives et sans discernement. Le phénomène est connu et a déjà fait l’objet de mises en garde de la part d’universités et d’institutions de recherche. Mais tant l’ampleur du problème que les chiffres qui grimpent rapidement sont nouveaux.

Selon l’enquête réalisée par les chaînes publiques allemandes NDR et WDR et le magazine Süddeutsche Zeitung, le nombre de publications de ce type éditées par les cinq plus importantes maisons d’édition « scientifiques » a triplé au niveau mondial depuis 2013 et implique quelques 400.000 scientifiques.
C’est l’Allemagne qui connaît l’explosion la plus forte. Les publications douteuses ont carrément quintuplé durant la même période. Pour élargir l’analyse, une douzaine d’autres médias, dont le New Yorker, Le Monde, l’Indian Express et le média coréen Newstapa, ont également pris part à l’enquête chapeautée par le Consortium international des journalistes d’investigation (CIJI).

Des pressions exercées

L’enquête montre que les éditeurs prédateurs profitent de la pression exercée sur les scientifiques pour qu’ils publient et les ciblent par courrier électronique intempestifs. Ces mêmes scientifiques paient alors des sommes colossales en échange de la publication des résultats de leurs recherches dans ces revues en ligne qui affirment qu’elles respecter les normes internationales d’examen par les pairs et que les résultats des recherches sont vérifiés et corrigés par d’autres scientifiques expérimentés avant d’être publiés, ce qui n’est pas le cas.

Le processus d’examen par les pairs est généralement ignoré. Les articles sont souvent publiés quelques jours seulement après leur soumission, une situation qui conduit souvent à ce que des études douteuses parviennent au public avec ce qui est censé être une apparence de validité scientifique. Si de nombreux chercheurs sont naïvement victimes de ces pratiques frauduleuses, dans certains cas, les auteurs de ces études, par ailleurs parfois aussi financées par des fonds publics, profitent des services offerts par ces éditeurs prédateurs pour publier plus rapidement les résultats de leurs recherches sans avoir à se soumettre au processus d’examen par les pairs.

Le pharma aussi pointé du doigt

De grandes entreprises pharmaceutiques sont identifiées comme publiant également des études au profit de leurs produits dans ces revues pseudo-scientifiques, tandis que les sceptiques du changement climatique utilisent ces publications pour diffuser leurs théories. Les journalistes qui ont participé à cette enquête ont, par ailleurs, aussi réussi à publier avec succès plusieurs articles non scientifiques chez les éditeurs dont les pratiques ont été examinées.

De nombreux universitaires de renom sont alarmés par ces chiffres. Randy Schekman, le lauréat américain du prix Nobel de physiologie ou de médecine en 2013, a déclaré en marge de la réunion des anciens lauréats 2022, à Lindau, en Allemagne, qu’il « était horrifié que des scientifiques aient recours aux services fournis par ces plateformes pseudo-scientifiques ».
Le biologiste et pharmacologiste américain Ferid Murad, lauréat du prix Nobel 1998, a déclaré, quant à lui, que « la crédibilité de la science était en jeu ». Le Munichois Robert Huber, lauréat du prix Nobel de chimie en 1988, a même parlé de « fraude ».

Enfin, le co-lauréat du prix Nobel de chimie en 2014, Stefan Hell, a affirmé sans détour en conclusion des débats : « il a un système derrière tout cela et il y a des gens qui ne sont pas seulement dupés par ce système, mais qui en profitent, il faut y mettre un terme ».

Comment les reconnaître les éditeurs prédateurs ? En s’informant et en vérifiant leurs promesses. Différentes grilles d’évaluation des éditeurs prédateurs en accès libre douteux sont régulièrement mises à jour avec un ranking de fiabilité et disponibles en ligne.