Moyen-Orient : Washington ne fixe pas de ligne rouge à Israël
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A l’heure d’écrire ces lignes, on en savait un peu plus sur la nature exacte des attaques israéliennes qui ont débuté ce vendredi soir sur Gaza. Il ne s’agit plus d’une simple répétition, en plus grand, des incursions de commando de ces trois dernières nuits mais bien du début de la grande offensive terrestre annoncée depuis trois semaines. Un porte-parole de Tsahal admettait, ce samedi matin, que l’armée avait entamé une « invasion restreinte » de la Bande de Gaza. Certitude : les combats sont intenses, ils ont duré toute la nuit et Tsahal ne s’est pas retirée au petit matin. Au plan international, la rue arabe a, à nouveau, manifesté sa colère, l’ONU a voté, avec une très large majorité, une résolution appelant à un cessez-le-feu (qui n’a aucune chance d’être appliqué), les Etats-Unis ont montré les dents et frappé des cibles iraniennes en Syrie tandis que Washington et Londres affichaient un soutien total à Jérusalem. L’Union européenne, elle, se divise.
Tombée vendredi en milieu de soirée (heure européenne), la déclaration de Washington tient en quelques mots et est sans ambiguïté aucune : « Nous ne fixons pas de ligne rouge à Israël», a martelé le porte-parole du Conseil national de sécurité de la Maison-Blanche, John Kirby. « Nous allons continuer à les soutenir, mais depuis le début nous avons, et nous continuerons à avoir des discussions sur la manière dont l’armée conduit son offensive militaire ».
Plus tôt dans la soirée, Israël avait déclaré que ses forces terrestres « étendaient leurs opérations » à Gaza. Les trois nuits précédentes avaient vu se dérouler des opérations ponctuelles au cours desquelles des unités des forces spéciales israéliennes, soutenues par la présence de blindés, entraient dans la bande de Gaza. Incursions ponctuelles qui visaient à la fois à tester la riposte du Hamas et les capacités réelles de l’organisation terroriste et à « traiter » des objectifs particuliers.
Jeudi, le Pentagone avait envoyé un signal clair en ordonnant des frappes aériennes sur deux bases iraniennes dans l’est de la Syrie.
Ainsi, des dizaines de tunnels et de caches souterraines avaient été détruites, de même que des positions de lancement de missiles anti-chars. Déjà jeudi matin, Tsahal avait annoncé avoir éliminé Shadi Barud, le chef adjoint du service de renseignement du Hamas, qui avait été l’un des principaux planificateurs des attaques et des massacres du 7 octobre dernier.
Le Brouillard de guerre règne, mais la « Grande offensive » a bien commencé
Dès le début de la soirée hier, toutefois, on comprenait qu’on était, cette fois, en face de « quelque chose d’autre » qu’une simple incursion, même massive. Les liaisons Internet et téléphoniques avaient été coupées dans toute la bande de Gaza, d’importants effectifs étaient engagés et, surtout, il s’agissait d’une opération combinée impliquant à la fois des forces terrestres, l’aviation et la marine.
Il ne fallait pas, toutefois, attendre beaucoup plus de clarté depuis Tel Aviv ou Jérusalem : dans la capitale israélienne un proche conseiller du Premier ministre Benjamin Netanyahu affirmait que « dès ce soir le Hamas allait commencer à payer ses crimes », tandis que, une heure plus tard, un porte-parole de Tsahal confiait qu’il « ne s’agissait pas du début de la grande offensive » terrestre.
Ce samedi matin, Eylon Levy, porte-parole du gouvernement refusait de répondre à la BBC qui lui demandait si les combats en cours marquaient le début de l’opération terrestre : « Israël a étendu son opération terrestre dans la bande de Gaza, mais au-delà de cela, je ne ferai aucun commentaire sur les questions opérationnelles ». Brouillard de guerre…
Une stratégie de pénétration lente, graduelle
Enfin, vers 11 heures, Peter Lerner faisait savoir, au nom de Tsahal, qu’une « invasion restreinte » avait commencé. Cette tactique lève un coin du voile sur ce que sera la stratégie israélienne dans cette guerre. Plutôt qu’une entée massive de ses troupes, le quartier général des Force de défenses d’Israël (IDF), a choisi une entré graduelle qui pourrait se décomposer en plusieurs phases : lourde préparation par l’artillerie et les bombardements aériens, incursions de type « commando renforcé » pour détruire les positions de combat du Hamas et éliminer ses membres, avancée massive du contingent terrestre avec un appui blindé considérable et « nettoyage » de la zone conquise, puis répétition ce chacune de ces étapes sur une profondeur de quelques kilomètres.
Ce choix permet à la fois de limiter (autant que faire se peut) les pertes civiles collatérales, même si c’est extrêmement difficile avec un ennemi se dissimulant au sein de la population, mais aussi de réduire les pertes israéliennes.
Le risque terroriste, à la fois en Europe et contre des intérêts occidentaux dans le monde (…) va augmenter (…), il faut s’y préparer.
Ce à quoi on assiste, ce samedi, confirme les choix stratégiques de Tsahal : les forces israéliennes ne se sont pas repliées durant la nuit (contrairement à ce qui s’était produit lors des trois précédentes incursions) mais sont, au contraire, en cours de renforcement, alors que les combats au sol ont fait rage toute la nuit et que le nord de la Bande de Gaza a connu ses bombardements les plus intenses depuis le 7 octobre.
L’armée communique d’ailleurs avoir « touché 150 cibles souterraines dans les parties nord de Gaza », notamment « des tunnels terroristes, des espaces de combat souterrains et d’autres infrastructures » et éliminé au moins un nouveau dirigeant militaire du Hamas, Asem Abu Rakaba, « responsable des UAV [véhicules aériens sans pilote], des drones, des parapentes, de la détection et de la défense aériennes du Hamas. Il a participé à la planification du massacre du 7 octobre, a commandé les terroristes qui se sont infiltrés en Israël à bord de parapentes et a été responsable des attaques de drones contre les postes de Tsahal ».
Manque d’électricité
Côté bombardements, on sait qu’ils ont duré toute la nuit et ont visé, dans la zone nord, Jabaliya, Beit Lahia et Beit Hanun, au centre-est, Deir al-Balah, et, dans le sud, les environs de Khan Yunis. On ignore encore combien de victimes ont fait combats et frappes aériennes, toute communication avec les équipes médicales locales étant impossible. Tsahal affirme ne pas avoir subi de pertes.
De même, les dommages réels infligés au Hamas restent difficiles à évaluer : des sources arabes comme occidentales ont confirmé au New York Times, hier soir, que l’organisation avait stocké de la nourriture et du carburant (alors que la population survit dans le dénuement le plus absolu). Les affirmations d’Israël selon lesquelles le Hamas a stocké des milliers de litres de carburant pour les véhicules et les roquettes, des caches de munitions, des explosifs et des réserves de nourriture, d’eau et de médicaments dans le sous-sol pour poursuivre les combats pendant environ quatre mois sont fondées, conclut le grand quotidien américain.
Mais, selon le ministère de la Santé de Gaza, sept hôpitaux ne peuvent pas fournir de services médicaux en raison d’un manque d’électricité qui ne pourrait être compensé que par le travail des générateurs qui manquent d’essence….
Soutien total des Américains qui montrent les dents
Au plan international, on notera le soutien total apporté par Washington et Londres à Israël, avec, entre autres, cette déclaration de John Kirby (Conseil National de Sécurité) affirmant que les Etats-Unis ne fixaient « pas de ligne rouge à Israël ». Un soutien qui n’est pas seulement verbal. On a appris en fin de semaine que plusieurs dizaines de conseillers militaires américains avaient été dépêchés, en urgence, vers Tel-Aviv (d’où sont dirigées les opérations) afin d’assister leurs homologues mais aussi de coordonner les opérations de Tsahal avec celles éventuellement menées par les forces américaines.
Aux Américains séjournant au Liban : Quittez le pays le plus vite possible, tant que des vols commerciaux sont encore disponibles (…)
Jeudi, le Pentagone avait envoyé un signal clair en ordonnant des frappes aériennes sur deux bases iraniennes dans l’est de la Syrie. Des frappes « séparées et distinctes » des actions israéliennes, selon le général de brigade Pat Ryder et qui visaient à détruire un entrepôt d’armes et un entrepôt de munitions du Corps des gardiens de la révolution islamique d’Iran.
Selon le Pentagone, il ne s’agissait donc que de frappes d’autodéfense visant à protéger le personnel américain (une vingtaine d’attaques contre des bases américaines en Syrie et en Irak ont été exécutées cette semaine), et il n’y a pas eu de victimes. Au cas où le message ne serait pas correctement interprété par Téhéran, Joe Biden a précisé que son pays « se tenait prêt à prendre des mesures supplémentaires ».
L’Europe divisée…
En prévision de mesures de représailles du Hezbollah ou d’autres groupes liés au régime des mollahs, Washington a, par ailleurs, réitéré sa consigne aux Américains séjournant au Liban : « Quittez le pays le plus vite possible, tant que des vols commerciaux sont encore disponibles, en raison de l’imprévisibilité de la situation en matière de sécurité. Il n’y a aucune garantie que le gouvernement évacuera les citoyens américains et les membres de leur famille dans une situation de crise».
L’Europe n’est plus habituée à la guerre. Si l’on excepte les Balkans il y trente ans et l’Ukraine aujourd’hui (…)
L’Union européenne, elle, commence déjà à se déchirer mais penche nettement… en faveur d’Israël. Lors d’un sommet des chefs d’Etats et de gouvernements, à Bruxelles, en fin de semaine, les 27 ont, à grande peine accouché d’un communiqué demandant une trêve humanitaire, mais hier soir à New York, cette belle unité de façade a volé en éclats.
L’Assemblée générale de l’ONU a voté une résolution (non contraignante) demandant un cessez-le- feu immédiat. Quinze Etats européens (Allemagne, Bulgarie, Chypre, Danemark, Estonie, Finlande, Grèce, Italie, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Slovaquie et Suède), se sont purement et simplement abstenus tandis que quatre autres (Autriche, Croatie, Hongrie, République Tchèque) votaient contre la résolution, laissant bien seules la Belgique, l’Espagne, la France, l’Irlande, le Luxembourg, Malte, le Portugal, et la Slovénie…
La rue arabe va se soulever, le risque terroriste augmente, on ne peut exclure que la guerre s’étende
Reste à prendre en compte la réaction de la « rue arabe » mais aussi de l’opinion publique occidentale. Du côté arabe, pas de surprise : des manifestations ont éclaté, dès hier soir, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban, en Libye et au Yémen, et on attend en Europe plusieurs manifestations ce week-end.
L’opinion est évidemment fortement travaillée par la question des victimes civiles. Une perception que nous explique un ancien général français qui a tenu à garder l’anonymat : « L’Europe n’est plus habituée à la guerre. Si l’on excepte les Balkans il y trente ans et l’Ukraine aujourd’hui, mais ce sont deux territoires qui se situent aux confins européens et, en tout état de cause, n’appartiennent pas à l’Union. Nous avons oublié ce que signifie le mot guerre. Les victimes collatérales sont impossibles à éviter », explique-t-il.
« Du reste quand nous avons bombardé l’Afghanistan après le 11 septembre 2001, ou la Syrie et l’Irak après le 13 novembre 2015, nous visions certes al-Qaïda et Daech mais nous avons tué des milliers ou des dizaines de milliers de civils innocents. Ne l’oublions pas. Alors, quelle est notre légitimité à donner des leçons ? Certes, la mort d’innocents est affreuse, surtout celle des enfants, mais Israël est en guerre et n’a pas décidé de la déclencher. Imaginons un instant ce que serait notre réaction si les attentats de Paris avaient fait 10 000 morts et ceux de Bruxelles 1 400…»
Enfin, il est évident que le risque terroriste, à la fois en Europe et contre des intérêts occidentaux dans le monde en développement, va augmenter dans les jours à venir et il faut s’y préparer.
L’Iran n’a pas caché qu’il pouvait, quand il le voulait, bloquer le détroit d’Hormuz, par lequel transite 25% du pétrole mondial…
Que va faire l’Iran?
Mais la question qui mobilise toute l’attention à la fois les décideurs israéliens et Occidentaux, aujourd’hui, est de savoir si le conflit va s’étendre. Existe-t-il un risque de déclenchement d’une nouvelle Intifada dans les territoires occupés ? Et, surtout, le Hezbollah va-t-il être poussé par Téhéran à se mêler du conflit en cours ?
Pour le moment, cela semble peu probable mais on ne peut ignorer qu’une autre mouvance qui prend ses ordres en Iran s’est manifestée. Les Houthis du Yémen ont tiré des missiles vers Israël, au moins à deux reprises en une semaine. La première salve a été interceptée par la flotte américaine en mer rouge, la deuxième s’est abattue sur le littoral égyptien. Mais la milice chiite yéménite ne cache plus sa volonté de frapper Eilat, dans l’extrême sud d’Israël.
Il semble évident que l’entrée dans la partie de forces tierces soutenues par l’Iran changerait la donne et modifierait fortement la configuration du conflit, entre autres avec une intervention américaine directe plus que probable. On se retrouverait alors dans une toute autre guerre, régionale et porteuse de bien des risques militaires, sécuritaires mais aussi économiques. L’Iran n’a pas caché qu’il pouvait, quand il le voulait, bloquer le détroit d’Hormuz, par lequel transite 25% du pétrole mondial…
Hugues KRASNER