ANALYSE : QU'ATTENDRE DU SECOND MANDAT DU PRESIDENT SAÏED

Elections présidentielles : la fin du mythe de la démocratie à la tunisienne 

Des partisans du président tunisien Kais Saied tiennent son portrait lors d'un rassemblement le long de l'avenue Habib Bourguiba à Tunis, le 25 juillet 2024, alors que la nation célèbre le 67e anniversaire de la fondation de la république. AFP

S’il est un pays qui avait suscité toutes les attentions et tous les espoirs en 2010 dans le contexte des « Printemps » arabes, c’est bien ce petit pays qu’est la Tunisie. Une vague de démocratie avait emporté le régime de Ben Ali, pour voir petit à petit la société civile tunisienne s’organiser et prendre en mains son destin. En 14 ans, tout s’est effondré, la démocratie comme l’optimisme de tout un peuple qui avait lutté de toutes ses forces pour offrir au monde arabe un exemple qui essaimerait du Maghreb au Machrek. Le président Kaïs Saïed vient d’être élu pour un second mandat de 5 ans.

Dimanche 6 octobre 2024, Kaïs Saïed, président autoritaire, et qui avait mis un terme à la vie parlementaire en mars 2022, avait dès le début toutes les chances d’être réélu à la tête du pays. C’est désormais chose faite avec 90,7% des suffrages. Il faut dire que la plupart des candidats crédibles et à même de porter une véritable alternative avait été écartée pour ne laisser que deux présidentiables fantoches, ne risquant de faire aucune ombre à Saeed : Ayachi Zammel et Zouhair Maghzaoui.

Une chape de plomb

La Révolution est un lointain souvenir et une nouvelle chape de plomb politique, pire que sous les dernières années de Ben Ali, empêche depuis des années tout retour prochain à la démocratie. Elu pour la première fois en 2019 en tant que Président indépendant avec un discours anti-establishment et une promesse de lutter contre la corruption, Kaïs Saïed a pris soin, en s’arrogeant les pleins pouvoirs, de verrouiller l’ensemble du système en sa faveur. Progressivement, la menace islamiste brandie comme une menace lui a permis de tout contrôler.

Depuis son coup de force de juillet 2021, où il a suspendu le Parlement et dissout le gouvernement en invoquant l’article 80 de la Constitution pour « péril imminent », Kaïs Saïed a gouverné essentiellement par décrets.

Comment la Tunisie en est-elle arrivée là ? Depuis son coup de force de juillet 2021, où il a suspendu le Parlement et dissout le gouvernement en invoquant l’article 80 de la Constitution pour « péril imminent », Kaïs Saïed a gouverné essentiellement par décrets. En février 2022, il dissoudra également le Conseil supérieur de la magistrature et met en place une nouvelle Constitution via un référendum en juillet 2022. Cette Constitution lui accorde beaucoup plus de pouvoir, réduisant considérablement le rôle du Parlement et du gouvernement. Cette concentration du pouvoir entre les mains du président Saïed a provoqué des critiques d’opposants qui parlent depuis de dérive autoritaire. Mais rien n’y fait, l’homme fort de la Tunisie s’est muré dans le Palais de Carthage.

Economie en berne 

Déjà depuis la Révolution, le pays a peiné à sortir de la crise économique. C’est encore pire depuis deux ans. En effet, l’économie tunisienne est en difficulté, avec des niveaux élevés de chômage, notamment chez les jeunes, ainsi qu’une inflation galopante. La situation financière du pays est marquée par une dette croissante (elle est symboliquement passée à plus de la moitié du PIB en 2023), une baisse des réserves en devises et une dépendance accrue vis-à-vis des aides internationales.

La Tunisie négocie depuis plusieurs années avec le Fonds monétaire international (FMI) pour obtenir un prêt, mais les réformes exigées, telles que la réduction des subventions sur les carburants et les produits alimentaires, sont impopulaires et difficiles à mettre en œuvre. Le recul de la démocratie aujourd’hui est un frein de plus au soutien international et à la confiance des investisseurs étrangers.

AFP

Les militantes féministes tunisiennes manifestent lors d’un rassemblement à l’occasion de la Journée nationale de la femme, appelant à la libération des femmes détenues pour avoir critiqué le président du pays devant le siège de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) à Tunis, le 13 août 2024. (Photo par HASNA / AFP)

Arrestations d’opposants et de journalistes 

Alors que la révolution avait mis un terme à l’enfermement des opposants politiques, c’est sous la présidence de Kaïs Saïed, que les arrestations d’opposants, de journalistes et d’activistes ont fait leur grand retour. Ce qui suscite l’inquiétude des organisations de défense des droits de l’homme, comme Human Rights Watch ou Amnesty International. Elles dénoncent un recul des libertés publiques et des droits civiques, une répression accrue des critiques du régime, et une utilisation de la justice pour réduire au silence les opposants.

Deux célèbres journalistes, Borhen Bsaïes et Mourad Zeghidi, ont été arrêtés en mai 2024 et condamnés à un an de prison pour des prétextes plus que douteux.

Selon Amnesty International, depuis le 11 février 2023, le Gouvernement tunisien a ouvert une enquête visant 17 personnes et « toute autre personne affiliée » pour plusieurs chefs d’inculpation, dont celui de « complot contre la sûreté de l’Etat ». Huit figures de l’opposition ont été emprisonnées entre le 11 et le 25 février 2023 dans le cadre de cette enquête. Certains comme Khayam Turki, Abdelhamid Jlassi, Jaouher Ben Mbarek, Ridha Belhaj, Ghazi Chaouachi et Issam Chebbi sont toujours enfermés. Les journalistes ne coupent pas non plus à la traque nationale du Président : deux célèbres journalistes, Borhen Bsaïes et Mourad Zeghidi, ont été arrêtés en mai 2024 et condamnés à un an de prison pour des prétextes plus que douteux.

Un pays marginalisé sur la scène internationale

Depuis 2019, la Tunisie est totalement marginalisée sur la scène internationale. La politique étrangère de Kaïs Saïed s’est largement éloignée des alliances traditionnelles de la Tunisie. Ses relations avec l’Occident, notamment l’Union européenne et les Etats-Unis, se sont tendues en raison des préoccupations liées à la situation politique intérieure.

Pendant près de dix ans, la vie politique tunisienne post-révolutionnaire a été semée d’embûches, de crises, et d’instabilité gouvernementale.

Pendant près de dix ans, la vie politique tunisienne post-révolutionnaire a été semée d’embûches, de crises, et d’instabilité gouvernementale. Sur ce terreau socio-politique agité, beaucoup avaient vu en l’arrivée de Kaïs Saïed un espoir de renouveau et de calme. Si son discours anti-corruption et sa volonté de réformer le système politique lui ont initialement attiré un large soutien populaire, les difficultés économiques persistantes, l’absence de réformes structurelles significatives, ainsi que la perception d’une concentration excessive des pouvoirs, ont conduit à des manifestations de plus en plus fréquentes et à une montée de la grogne sociale.

Désormais, le pays est totalement paralysé et le nouveau mandat naissant du Président Saïed plongent les Tunisiens dans une déprime abyssale et un pessimisme effroyable qui poussent de plus en plus ces derniers à tenter de quitter le pays.

Sébastien Boussois
Docteur en sciences politiques, chercheur monde arabe et géopolitique, enseignant en relations internationales à l’Ihecs (Bruxelles), associé au Cnam Paris (Equipe Sécurité Défense), à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA Paris), au Nordic Center for Conflict Transformation (NCCT Stockholm) et à l’Observatoire Géostratégique de Genève (Suisse).